LE MONDE | 04.04.09 | 14h57 • Mis à jour le 04.04.09 | 14h57
La Révolution française, vingt ans après le bicentenaire, affleure à nouveau dans les discours publics. Le président de la République de reconnaître que ce n'est pas facile de gouverner un "pays régicide". Alain Minc de mettre en garde ses "amis de la classe dirigeante" en rappelant que 1789 a commencé en 1788 et qu'il faut sans doute savoir renoncer à certains privilèges. Jean-François Copé de déplorer "la tentation naturelle de refaire en permanence 1793".
Ces énoncés témoignent pour le moins d'une inquiétude : le peuple français ne se laisse pas si facilement gouverner, il a su et saurait peut-être à nouveau devenir révolutionnaire, voire coupeur de têtes. Parler de la Révolution française vise soit à la congédier en affirmant qu'on ne laissera pas faire à nouveau, soit à en faire le lieu d'une expérience utile pour ne pas répéter les erreurs passées. La violence doit aujourd'hui pouvoir rester symbolique et ne pas atteindre les corps. Pour ce faire, il faut savoir d'un côté la retenir, et de l'autre tarir les sources de son surgissement.
Retenir la violence, c'est là l'exercice même du maintien de l'ordre. Or il n'appartient pas aux seules "forces de l'ordre". Les révolutionnaires conscients des dangers de la fureur cherchent constamment des procédures d'apaisement. Lorsque les Parisiens, le 17 juillet 1791, réclament le jugement du roi, ils sont venus pétitionner au Champ-de-Mars sans armes et sans bâtons. L'épreuve de force est un pique-nique, un symbole dans l'art de la politique démocratique.
Aujourd'hui, les mouvements sont non violents, ils inventent, comme de 1790 à 1792, des formes qui permettent de dire la colère tout en retenant la violence. Les manifestations et les grèves encadrées par les syndicats et les coordinations relèvent de cette tradition, mais on peut aussi voir des occupations avec pique-nique, un "printemps des colères" qui propose en même temps une guinguette. On lit La Princesse de Clève dans un vaste relais de voix devant un théâtre public.
Or ces outils de l'auto-retenue de la violence peuvent être mis à mal par les forces de l'ordre quand elles usent de la violence répressive sur les corps. Ici encore, ce n'est pas sans rappeler la violence exécutive qui surgit contre les corps désarmés de la foule. Le 17 juillet 1791, certains sont morts dans une fusillade sans sommation, aujourd'hui certains perdent un oeil dans un passage à tabac, des enfants rentrent chez eux traumatisés, des manifestants sont interpellés et jugés pour rébellion.
Enfin cette auto-retenue peut céder si ceux à qui est adressée la demande de nouvelles lois n'entendent pas ces émotions disruptives que sont la colère, l'indignation et même l'effroi lié à la crise. Le désir de lois protectrices est au fondement du désir de droit. Le gouvernement joue avec le feu en refusant de traduire dans les faits cette demande populaire. Elle incarne un mode spécifique de la souveraineté en France : la souveraineté en actes. La disqualifier au nom de la seule démocratie représentative, c'est fragiliser encore davantage un pacte social d'unité déjà exsangue.
En effet, plus on s'éloigne de l'élection présidentielle, et plus la nécessité pour un président de la République de représenter le pays tout entier, réuni après la division électorale, semble négligée, voire méprisée.
Loin de tenir compte des attentes du camp adverse, notre gouvernement n'a pas non plus tenu compte de son propre camp, à qui il avait promis un meilleur niveau de vie. Aujourd'hui, la crise s'installe. Les effets sociaux et politiques du bouclier fiscal sont devenus lisibles. On assiste à une volonté de réformer le système éducatif français sans concertation et les réformes sont vécues comme des démantèlements purs et simples. Une dette d'honneur et de vie pourrait opposer frontalement deux groupes sociaux antagonistes et diviser profondément la société.
Dette d'honneur, car l'électorat a été trompé par un usage sans vergogne du registre démagogique et que, maintenant, il le sait. Dette d'honneur, car le refus de concertation prend appui sur la valeur supposée des résultats électoraux en démocratie. Effectivement, Nicolas Sarkozy a été bien élu, et la valeur donnée au rituel se retourne contre ceux mêmes qui y ont cru, dans toutes les catégories sociales révoltées. Enfin, "dette de vie", car aujourd'hui le travail et l'éducation nationale sont vécus comme des "points de vie" qui semblent disparaître sans que les plus riches semblent s'en soucier, avouant une absence totale de solidarité dans la crise.
Le mot d'ordre qui circule "nous ne paierons pas votre crise" met en évidence cette division sociale entre un "nous", les opprimés, et un "vous", les oppresseurs. Mais elle a surgi également dans l'enceinte de Sciences Po Paris. Des étudiants de l'université étaient venus chercher des alliés dans cette maison. Ils ont été éconduits et parfois insultés, qualifiés de futurs chômeurs dont les étudiants de Sciences Po auraient à payer le RMI. Cette violence symbolique traverse déjà donc différents segments de la société et ne peut qu'attiser la rébellion de ceux qui se sentent ainsi bafoués par une nouvelle morgue aristocratique. Les étudiants venaient chercher des alliés, ils ont rencontré des ennemis.
Mais le "nous" des opprimés n'est pas constitué uniquement des précaires, chômeurs, ou futurs chômeurs, il est constitué des classes moyennes qui sont précarisées, des classes lettrées qui manifestent et se mettent en grève pour défendre une certaine conception de l'université et des savoirs. Il est constitué de tous ceux qui, finalement, se sentent floués et réclament "justice". A ce titre, les mouvements sociaux de cet hiver et de ce printemps sont déjà dans la tentation naturelle de refaire 1793. Ils veulent plus de justice et pour l'obtenir affirment que, malgré les résultats électoraux, ils incarnent le souverain légitime.
Cette tentation naturelle du point de vue du président de la République, c'est celle de "l'égalitarisme", terme disqualifiant le fondement même de la démocratie : l'égalité. Ce supposé égalitarisme viserait à empêcher ceux qui ont le mieux réussi en termes de gains de richesse, de pouvoir pleinement bénéficier de cette richesse. Le bouclier fiscal serait une loi protectrice contre l'égalitarisme. Ici, refaire 1793 supposerait de refuser ce faux débat. Pendant la Révolution française, l'épouvantail brandi par les riches s'appelle "loi agraire", une volonté supposée de redistribuer toutes les terres. Robespierre, le 24 avril 1793, en rejette l'idée : "Vous devez savoir que cette loi agraire dont vous avez tant parlé n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes. Mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence".
Sophie Wahnich