Alimentation : les spéculateurs font la guerre aux pauvres

Youphil. Le 22 mars 2011 par Edgard C. Mbanza

 

C'est une hausse "record" des prix alimentaires qui frappe le monde entier, les populations africaines en premier. Les analystes dénoncent des spéculations sur le marché des céréales.

Derrière la sécheresse et les dégâts causés par La Nina, ce phénomène climatique dont les ravages sont encore perceptibles des terres éthiopiennes d'Oromia et de Somalie, de l'Ouganda et du Kenya aux régions plus australes d'Afrique, un autre "ennemi" cerne les paysans et les urbains pauvres: une hausse des prix (des produits alimentaires) causée cette fois - les analystes sont formels - par les spéculateurs qui font désormais le beau temps et la pluie sur le marché mondial des céréales.

"Les prévisions agricoles et alimentaires sont extrêmement inquiétantes pour l'année 2011", explique un économiste kenyan de l'Université Jomo Kenyatta, pour qui "la situation générale devient dramatique, non pas pour des raisons climatiques seulement, mais surtout à cause du marché est défavorable pour les petits consommateurs". 

Les chiffres tombent d'un pessimisme sans appel. Pour Food Price Watch: le prix du riz, du blé, du sorgho, des fèves, du maïs, du manioc, etc., atteint un niveau "record", et "si rien n'est fait d'urgence par les régulateurs mondiaux", renchérit une source proche du bureau Afrique de la Banque Mondiale, les prix vont flamber encore plus, et cela sans répit jusqu’en 2015.

Alors trois questions se posent: qui sont ces spéculateurs? Et comment la montée des prix au niveau mondial arrive-t-elle à impacter aussi violement le panier des ménages africains pauvres? Et surtout, quelle est l'ampleur réelle de la situation et quels sont les moyens permettant de prévenir une catastrophe alimentaire?

L'appel de Paris. Pour montrer l'ampleur de la situation, il faut d'abord rappeler cette alerte internationale majeure lancée le mois dernier, à Paris. Un événement passé presque inaperçu, mais au ton grave: les ministres des Finances du G20, avec la Banque Mondiale et les régulateurs financiers du monde, reconnaissent le caractère "historique" de la hausse des prix des céréales au niveau mondial.

Le commissaire européen au Développement, Louis Michel, n'hésite pas à utiliser les mots les plus forts en mettant en garde contre le risque d"un vrai tsunami économique et humanitaire en Afrique", à propos des effets de la spéculation céréalière qui se manifeste déjà sur le continent.

Au même moment, à Dakar au Sénégal, les altermondialistes réunis au Forum Social Mondial énumèrent les conséquences dramatiques dues à l’accaparement des terres fertiles des pays pauvres par grands céréaliers parmi lesquels les producteurs du biocarburant, aux dépens de l’alimentation des paysans.

Les fonds financiers pointés du doigt. Pour la première fois donc, responsables, experts de l'économie et militants sociaux, qui d'habitude divergent sur les causes de l'inflation des prix, tous s’accordent sur le diagnostic: "nous connaissons  la pire crise alimentaire de ces dernières décennies" (Banque Mondiale).

Les spéculateurs financiers sont pointés du doigt, loin derrière les autres causes structurelles et naturelles classiques que sont les perturbations climatiques, l'érosion, la démographie ou la corruption locale.

"(...) En réalité, le volume global des produits agricoles n'a pas vraiment chuté, ce sont les prix qui montent et deviennent inacessibles aux petits revenus. Aujourd'hui, l'organisation de la production et du marché fait que même les ménages pauvres du monde entier dépendent  des cours mondiaux des prix pour se nourrir au quotidien", explique un économiste éthiopien collaborateur du Fonds Mondial pour l'Agriculture et l'Alimentation (FAO-suivez ici la situation alimentaire mondiale). 

Des banques, des fonds alternatifs et financiers, les mêmes acteurs et les mêmes procédés à l’origine de la dernière grosse faillite financière, sont unanimement pointés du doigt, d'après des sources concordantes. "C'est le bordel, depuis qu'ils font régner le beau temps et la pluie sur le marché des céréales", nous confie une économiste française qui a participé à un rapport onusien sur le sujet.

"Les spéculateurs ont toujours touché à nos assiettes, explique-t-elle, mais avec des appétits raisonnables. Ils participaient même au maintien des équilibres entre l'offre et la demande. Seulement, depuis que les céréales sont 'jaugés' (et vendus) selon les mêmes procédés que le pétrole, on assiste impuissamment aux appétits gloutons des spéculateurs".

En recoupant les diverses informations des cabinets d'analystes qui suivent la question (voir par exemple ces archives de la presse américaine, ou encore: le dossier du Courrier International publié dans le n°1059 du 17 février 2011), il s'avère qu'en 2008 déjà, 75% ou 85% des échanges alimentaires relevaient de la spéculation, une tendance qui se serait empirée par ailleurs.

Les fonds incriminés utiliseraient par exemple des mécanismes assez pernicieux pour fixer seuls, dans la durée, le prix des produits alimentaires: ils achètent à termes des contrats sur les produits agricoles, dans une logique totalement spéculative (source: Courrier International).

Tout cela est connu, les mécanismes spéculatifs ont même été disséqués par le Sénat Américain qui a organisé des auditions sur le sujet il y a trois ans. La Banque Mondiale a elle aussi dénoncé "le pouvoir croissant" des spéculateurs, avec un rapport très documenté rédigé par l’un de ses économistes, fin connaisseur des marchés alimentaires mondiaux et de l'Afrique, Shiva Makki.

Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation (voir ici ses rapports et publications), se bat en ce moment-même sur tous les fronts pour dénoncer cette situation.  "Les prix du blé, du maïs et du riz ont augmenté dans de très fortes proportions. Ce n'est pas dû à une diminution des stocks et des récoltes, affirme-t-il, mais aux traders qui (…) spéculent sur les marchés".

Faillite des ménages. La question des prix vient mettre la pression sur les ménages pauvres plongés déjà dans un contexte déjà "dramatique" au niveau du pouvoir d'achat. Un appauvrissement sans précédent dont l'inflation est en grande partie responsable, aussi, principalement dans les zones rurales et chez les urbains pauvres.

Un "cycle infernal qui se ferme sur les pauvres du monde et plus particulièrement ceux d'Afrique", commente un autre expert de la FOA. Au niveau mondial en effet, "entre juin et décembre, suite à la flambée des prix de la nourriture, 44 millions de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de l'extrême pauvreté, soit 1,2 milliard de personnes vivant avec moins d'1,25 dollar par jour"  (Banque Mondiale)

"Jamais on avait atteint des seuils pareils", d'après Liv Thomson. Cet humanitaire américain basé à Addis Abeba (Ethiopie) observe les famines depuis plus de 25 ans sur le continent, et selon lui, "ce qui se passe aujourd'hui, c’est autre chose, c’est nouveau, ca fait peur (...) Ce n’est pas seulement un problème dû à des sécheresses conjoncturelles et à quelques magouilles des régimes corrompus. Tout va dans le sens de l’asphyxie des populations par la faim : le marché mondial et ses spéculateurs, la terre et le climat qui n’en peuvent plus, sans oublier le rythme démographique qui reste incontrôlable dans beaucoup de pays pauvres". 

Un fonds céréalier pour aider les pauvres? Des solutions à prendre d'urgence : les avis que Chemk'Africa a recueilli divergent évidemment, allant d'une approche strictement humanitaire ("Il faut créer un fonds céréalier dans chaque pays pour soutenir les population, un fonds qui devrait être financé par les principaux acteurs du marché agricole" selon Albert Mutwa, agronome rwandais) à une urgente moralisation de la gouvernance agricole mondiale : "il n'est pas normal que l'alimentation humaine soit soumise à la concurrence de la consommation automobile et la bouffe des cochons", lance, mécontent, un leader béninois d'une organisation paysanne. 

 

Appel à témoignages

Chemk’Africa va suivre de près cette crise alimentaire qui s’annonce et qui contrairement à la faillite financière passée, frappe déjà et d’abord les ménages les plus pauvres. Il va s’agir de décrire les mécanismes de ce phénomène, l’analyser, en comprendre modalités, discuter des solutions alternatives, et non pas seulement rester sur des anecdotes : comment la spéculation financière mondiale arrive-t-elle à déstabiliser un paysan qui n’a jamais eu de compte en banque ?  Vous avez des analyses pertinentes, des témoignages : [email protected]

 

 

Photo : Le largage aérien au Soudan

Un avion largue des vivres au Soudan. Cet énorme Ilyushin 76, à une capacité de 36 tonnes, ralentit son vol et ouvre ses portes arrière. L'équipage attend le moment juste pour envoyer lanourriture/ PAM/Fred NOY


Commentaire (1)

1. Stéphanie - Le 26/04/2011 à 11:03

bonjour,
comment peuvent-ils mettre la vie des gens a ce point en danger. Ça m'écœure,je trouve cela vraiment dégueulasse. Après la crise de sept 08. Ils pouvaient pas s'arrêter a là. Il faut qu'ils se refassent une petite santé, alors quoi de mieux de spéculer sur les matières premières de la consommation.
J'ai lu le bouquin de J.P JOVANOVIC (Blythe Masters) qui explique bien qu'est ce qui nous attend. Franchement ca fait super peur.
Ajouter un commentaire
Vous

Votre message

Champ de sécurité

Veuillez recopier les caractères de l'image :

Dernière mise à jour de cette page le 29/05/2011

Membre du réseau Infovox, je publie sur Agoravox, coZop, etc.