Owni. 3 mars 2012 par Alain Dreyfus
Détenu en Carélie, Mikhaïl Khodorkovski publie, en France, l’analyse percutante d’une Russie en pleine dérive dictatoriale. Quelques jours avant que Poutine ne bourre à nouveau les urnes.
La Pravda si je mens, le remake : dimanche prochain, les célèbres duettistes du cirque de Moscou, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, vont réitérer devant un public planétaire leur tour de passe-passe de 2008. Et hop ! Tu fais Président et moi Premier ministre ! Et hop ! Je fais Président et toi Premier ministre ! Et si coup de fatigue, on a toujours la démocratie pour s'asseoir dessus.
"Les jeux sont faits, mais personne n'est dupe", dit la journaliste russe Natalia Gevorkyan, qui connaît le savoir-faire du duo en matière de bourrage d'urnes.
Mais elle observe néanmoins avec espoir les manifestations, réunissant - phénomène neuf pour la capitale russe - des dizaines de milliers de personnes chaque deuxième dimanche du mois, exaspérées depuis les législatives honteusement truquées du 24 décembre dernier.
"Contre la répression policière, les Moscovites font preuve d'une formidable créativité, raconte la journaliste basée à Paris et en partance pour Moscou. Les protestataires arborent un ruban blanc, et le font même courir de leur voiture, qu'ils stoppent sur le "Garden ring", tout autour de la ville, façon de cerner symboliquement la clique au pouvoir." Pourquoi le blanc ? Une vieille tradition russe. Le blanc était la couleur des décembristes, glorifiés par Pouchkine, des insurgés qui ont tenté, avant d'être massacrés, d'imposer une constitution démocratique en 1825 au tsar Nicolas Ier.
Natalia Gevorkyan connaît son Poutine sur le bout des doigts pour avoir réalisé un livre d'entretiens avec lui avant qu'il ne succède à Elstine. Elle publie aujourd'hui un livre dynamite : écrit en collaboration et dans la clandestinité avec Mikhaïl Khodorkovski, "goulaguisé" depuis 2003 après deux parodies de procès (2005 et 2010), le patron de Ioukos, roi du pétrole qui avait l'heur de déplaire à Poutine, inquiet de sa puissance et de ses velléités démocratiques.
Avant son dépeçage, Ioukos pesait 32,8 milliards de dollars et, dans le classement du magazine Fortune, présentait le meilleur taux mondial de retour sur investissement, devant Microsoft, Citygroup et le groupe pharmaceutique Pfizer. De plus, chose fort mal élevée en Russie, le groupe avait rendu publique la liste de ses actionnaires, créé l'ONG humanitaire Russie ouverte et disposait de l'appui des milieux intellectuels.
Ce livre mosaïque, où l'auteur et la journaliste s'expriment tour à tour, relate le procès kafkaïen (Khodorkovski a été accusé d'avoir détourné à son profit une quantité égale à la totalité du pétrole russe alors que Ioukos n'en produisait que 20 %) et les conditions de vie effroyables dans une colonie pénitentiaire en Carélie. Nul apitoiement sur soi dans les écrits de l'ancien roi du pétrole mais une analyse froide, distanciée, quelquefois technique mais toujours lucide et percutante d'un pays en pleine dérive dictatoriale et économique.
Ce témoignage, qui paraît d'abord en France et bientôt aux Pays-Bas, n'a rien d'univoque puisqu'il reprend sans en changer une ligne les commentaires des anciens collaborateurs de Ioukos qui ne plaident pas tous en la faveur de celui qui, s'il n'est pas "buté" d'ici là, purge une peine qui se chiffrera au total à treize ans de détention.
Ce livre n'a rien d'un montage ou d'un coup. L'éditeur a pris soin d'en confier la version française à Luba Jurgenson, qui a fait connaître ici le plus important texte jamais écrit sur le goulag, Récits de la Kolyma1, de Varlam Chalamov. Une traductrice qui connaît à la perfection le sort des victimes de ceux que l'on souhaiterait voir disparaître dans les poubelles de l'histoire.
Prisonnier de Poutine de Mikhaïl Khodorkovski et Natalia Gevorkyan (Denoël), traduit du russe par Luba Jurgenson, 412 pages, 26,50 euros. 1. Editions Verdier
Aucun commentaire pour l'instant, soyez le premier à laisser un commentaire.