Alternatives économiques. 28 mars 2012 par Philippe Batifoulier
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Faut-il se résigner à sacrifier la protection sociale pour restaurer le triple A et satisfaire les marchés financiers ? Le néo-libéralisme a fait de la protection sociale, l’un de ses boucs émissaires favoris. Si le discours est récurrent, il s’est durci avec la crise financière. Il serait dorénavant incontournable de baisser les dépenses sociales associées à la gabegie financière.
Il convient pourtant de rappeler que la protection sociale constitue un progrès social considérable permettant notamment aux individus malades d’accéder à des ressources à laquelle chaque être humain doit pouvoir accéder pour vivre dignement. Elle est aussi très efficace : il suffit d’imaginer ce que serait la solvabilité des consommateurs, leur capacité d’achat des produits fabriqués par les entreprises ou de remboursement de leurs crédits bancaires si leur revenu était amputé des revenus sociaux. Une simple grippe ou angine sans indemnités d’arrêt de travail fragiliserait le développement du capitalisme. S’ils sont aujourd’hui relégués au second plan, les bienfaits économiques de la protection sociale ne sont plus à démontrer.
Pourtant, des questions hier saugrenues sont aujourd’hui posées avec l’assurance des vérités qui vont de soi. Y a-t-il trop de lits dans les hôpitaux, voire trop d’hôpitaux ou de service ? L’arrêt de travail traduit-il une préférence pour le loisir ? L’allongement de l’espérance de vie est elle un handicap et les plus âgés, une horde sauvage de malades en perte d’autonomie qui vont plomber les comptes sociaux ? Depuis les années 1980, la protection sociale est sous le feu du modèle néo-libéral en étant considérée comme un coût et non comme un élément de la demande et une composante du bien être. Les commentaires catastrophistes et médiatisés sur le déficit de la Sécurité sociale et spécialement sur celui de l’assurance maladie l’associent très fréquemment à un problème de dépense. Or, si un déficit est une différence comptable entre les recettes et les dépenses, les recettes semblent introuvables dans le débat. Pourtant, si les dépenses ont leur dynamique, notamment parce qu’elles répondent à des besoins sociaux qui évoluent au gré du vieillissement de la population ou du progrès technique, l’anomie des recettes joue un rôle non négligeable dans le déficit. L’année 2009, qui a vu le déficit du régime général atteindre près de 20 milliards d’euros (contre 8.9 milliards en 2008), est une année pédagogique à cet égard. L’augmentation considérable du déficit doit beaucoup à sa sensibilité à l’évolution de la masse salariale, malmenée en temps de crise. Cette même année n’a pas enregistré des records de dépenses. Les individus ne sont pas tous tombés malades en même temps: même la grippe H1N1, tant annoncée n’a finalement pas eu lieu ! L’assurance maladie est moins malade de ses dépenses que de ces recettes.
Il y a alors de quoi être « atterré » par cette naturalisation du problème dont chacun aura compris qu’elle conduit à prôner le désengagement de la Sécurité sociale et le transfert sur la libre prévoyance dans un contexte de développement des mécanismes de marché. Dans leur dernier ouvrage, les économistes atterrés ont un autre diagnostic et proposent une autre thérapeutique qui peut se résumer par deux propositions : l’amélioration de la couverture de base et la réhabilitation de la notion de service public[1].
Améliorer et étendre l’assurance maladie solidaire et non marchande
Une façon très simple de limiter la dépense publique de santé est de laisser les individus s’assurer eux-mêmes pour leurs frais de santé. Cette saignée est recommandée par les médecins de Molière au chevet du déficit de l’assurance maladie. Elle change profondément la nature de la protection santé : déconnectée des solidarités collectives, elle devient davantage individuelle. Cette stratégie conduit alors à développer le marché de l’assurance santé privée qui a bien compris qu’il y avait du « grain à moudre » quand les pouvoirs publics organisent le transfert de charge vers la libre prévoyance. En matière de santé, ce transfert transite par le développement d’un marché de l’assurance complémentaire dont la part dans les dépenses totales augmente significativement en particulier pour les soins ambulatoires et le médicament. Le transfert de charge de l’assurance publique vers l’assurance complémentaire est présentée comme épargnant le patient dont le reste à payer (hors assurances publiques et complémentaires) est faible en France (8.5 % contre 20 % en Belgique, Italie et Espagne voire plus de 30 % en Suisse). Cependant les assurances complémentaires sont payées par le patient dans un contexte où la multiplication des tickets modérateurs, déremboursements, franchises et forfaits, toujours présentés par petites touches (1 ou 2 euros à chaque fois) mais qui finissent par peser considérablement sur le budget des ménages à tel point que 45% des soins courants ne sont aujourd’hui plus pris en charge par la Sécurité sociale. De plus, les assurances complémentaires même quand elles sont mutualistes ne sont pas aussi généreuses que l’assurance publique et elles restent inaccessibles à 7 % des individus qui ne peuvent pas se les payer alors qu’elles ont de plus en plus nécessaires. Elles sont aussi très inégalement réparties en reproduisant les inégalités sur le marché du travail[2]. La stratégie de report sur les complémentaires n’est pas seulement inégalitaire. Elle est aussi inefficace car elle prive de couverture les plus pauvres qui sont aussi ceux qui ont l’état de santé le plus altéré. En creusant les inégalités sociales de santé, le défaut organisé de couverture oblige ceux qui ont le plus besoin de soins de se retourner vers l’hôpital (les urgences notamment) pour se voir délivrer des soins courants qui deviennent alors plus couteux pour la collectivité.
Dans ce contexte de désocialisation et d’individualisation de la protection santé, la CMUC qui donne une assurance complémentaire aux plus démunis et leur assure une prise en charge à 100 % de leur frais de santé ne peut être qu’un progrès social. Mais elle n’est pas une réponse suffisante car elle laisse de côté ceux qui sont juste au-dessus du plafond de ressources (647 euros en 2011) qui subissent des forfaits, franchises, tickets modérateurs en croissance alors que leur état de santé est tout aussi dégradé que celui des bénéficiaires de la CMUC. La création d’une aide à l’acquisition d’une complémentaire pour des individus au seuil CMUC + 35 % n’offre qu’un bon d’achat pour une assurance bas de gamme, obligeant à des démarches administratives où l’on demande beaucoup à ceux qui ont le moins dans un contexte de stigmatisation des « assistés sociaux ». On comprend alors que ce dispositif soit un fiasco : 80% des individus ciblés ne le demandent pas. Enfin, tant qu’il existe des dépassements d’honoraires, le 100% du barème de la sécurité sociale n’est pas le 100% des frais réels. La gratuité des soins n’est pas effective quand le bénéficiaire de la CMUC doit payer des dépassements ou se voir refuser l’accès au cabinet médical parce qu’il ne peut les payer.
Réhabiliter la notion de service public
Le réencastrement de la santé dans l’ordre marchand fait levier aux acteurs qui utilisent le soin comme une marchandise qui sert à faire de l’argent. L’assurance santé privée a vu son chiffre d’affaires augmenter considérablement du fait du transfert à la complémentaire, ce qui justifie aux yeux du gouvernement l’accroissement de taxes qui fragilisent davantage la position des opérateurs mutualistes face aux opérateurs à but lucratif. Dans le même temps, les stratégies intrusives de l’industrie pharmaceutique ne sont plus à montrer quand elles instrumentalisent le médecin comme prescripteur de marché et le patient comme consommateur souverain, encouragé à dépenser.
C’est sur le terrain de l’hôpital que la concurrence s’est le plus développée sous l’effet de la tarification à l’activité et des règles de gouvernance qui l’accompagnent. Les établissements sont dorénavant invités à se comparer les uns aux autres sur le coût de leur activité. Pour une même activité que l’on s’emploie à standardiser, on cherche à montrer du doigt ceux qui sont plus couteux même si les patients qu’ils reçoivent sont dans des situations de précarité qui obligent les soignants à les garder plus longtemps pour une même pathologie. Parce qu’ils sont rémunérés à l’activité, les établissements peuvent aussi être incités à la dépense en recherchant des actes mieux valorisés et rendre le séjour payant.
En dépit de ces effets pervers, la concurrence par comparaison s’installe. On comprend alors que dans ce contexte le secteur hospitalier privé décomplexé réclame la suppression d’avantages que pouvait avoir le secteur public au titre de missions d’intérêt général. La loi « Hôpital, Patient, Santé, Territoire » va dans ce sens quand elle supprime le service public hospitalier par des missions de service public, qui peuvent être attribuées indistinctement aux hôpitaux publics, aux établissements privés à but non lucratif et aux cliniques à but lucratif. La notion même de service public devient un moyen de développer la concurrence car l’hôpital public n’en a plus le monopole et les opérateurs sont en compétition pour se voir octroyer les missions de service public.
Cette promotion du secteur privé coute très cher au patient et augmente ses dépenses de santé. Un séjour à l’hôpital privé appauvrit le malade du fait des logiques libérales de la médecine qui s’y déploient et notamment des dépassements d’honoraires quasi systématiques. Elle introduit aussi la logique de marché au cœur de l’hôpital public, invité à se caler sur les règles de gestion du secteur privé considérées comme incontournables. Or le nouveau management public nuit gravement à la santé, des personnels comme des patients.
Les personnels soignants sont dorénavant priés d’abandonner la culture de service public pour se plier à la recherche de la productivité et de la performance économique. Cette nouvelle religion incite à la disparition des temps gratuits sources de lien social avec le patient mais qui ne seraient plus dorénavant considérés comme faisant partie du « bon » travail du soignant. C’est pourtant une dimension essentielle de la qualité des soins. Ce conflit sur la conception de la qualité du travail est alimenté par l’obsession gestionnaire à reléguer les problèmes de moyens à une mauvaise organisation. Les soignants s’épuisent à soigner et à porter les valeurs de solidarité qui font la singularité et la fierté de leur métier.
L’injonction à mal faire son travail a des répercussions sur la qualité des soins offerts aux patients. Contre la standardisation qui est valorisée, l’adaptation aux spécificités du patient est essentielle à la délivrance de soins de qualité, notamment pour les urgences ou les soins en affection de longue durée[3]. La mise à distance de la culture de service public qui animait le secteur de la santé a des effets contreproductifs. Il devient urgent de la réhabiliter pour rendre justice à la spécificité du service rendu, pour lutter contre les inégalités et la dégradation du travail des soignants mais aussi pour combattre les gaspillages induits par la promotion d’un soin artificiellement cher.
[1] P Batifoulier, P. Concialdi, J-P. Domin et D. Sauze « Revaloriser et étendre la protection sociale », chapitre 6 de Changer d’économie, Les économistes Atterrés, Les liens qui libèrent, 2011.[2] Voir les textes de S Ferrand-Nagel et J-P. Domin dans ce blog.[3] Voir Mas B., Pierru F., Smolski N., Torrielli R. (eds) L’hôpital en réanimation, Editions du croquant, 2011 et Berlorgey N., L’hôpital sous pression – enquête sur le nouveau management public, La Découverte, 2010.
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