Blog Alternatives économiques, par Jean Gadrey. Mis en ligne le 18 avril 2013
La multiplication des « affaires » impliquant des personnalités politiques conforte une hypothèse « sociologique » : c’est tout un système qui explique les délits à répétition. Les fautes individuelles doivent être sanctionnées. Mais toutes ne sont pas connues, et il y en aura bien d’autres si on ne casse pas le système de la collusion et des connivences entre certains responsables politiques et le monde des affaires,un monde qui porte les « affaires » comme la nuée porte l’orage. Retenir cette hypothèse « systémique » n’excuse en rien les comportements de cupidité. Mais la « production sociale » de la cupidité et de la fraude est la première des questions à se poser. IL EXISTE DES CONTEXTES SOCIAUX ET INSTITUTIONNELS FAVORABLES OU DÉFAVORABLES A DE TELS AGISSEMENTS.
Je complète ici à ma façon une bonne tribune de quatre membres de la Fondation Copernic publiée dans Le Monde du 5 avril (voir ce lien http://tinyurl.com/d8yj7yu)
J’avais intitulé « Les liaisons dangereuses » un billet publié en septembre 2009. Il portait sur les relations incestueuses entre certains économistes médiatiques (mais aussi fréquemment conseillers des princes) et les milieux d’affaires. J’y écrivais : « De telles positions sociales dans les réseaux du pouvoir économique et financier sont-elles susceptibles d’influer sur les représentations et les analyses des économistes qui les occupent ? … Si vous avez des gens qui passent leur temps, contre rémunérations substantielles, dans les conseils d’administration, de surveillance ou scientifiques des banques et des grandes entreprises, comment les valeurs embarquées dans leurs analyses pourraient-elles ne pas être affectées ? »
C’est une approche semblable que je propose pour les liaisons dangereuses entre les politiques et le monde des affaires. J’ai parlé de contextes SOCIAUX ET INSTITUTIONNELS. Ces deux dimensions comptent, mais je laisserai de côté dans ce billet la seconde, à savoir les règles, lois et textes qui régissent les conditions d’accès aux fonctions électives, les conflits d’intérêt, leur appréciation et leur sanction, la transparence légalement exigée, le cumul des mandats ou des fonctions, le lobbying, le pantouflage, etc. Ce champ fondamental est celui que privilégie à juste titre l’excellente ONG Transparency International.
Je me concentrerai pour ma part sur les conditions liées au « milieu social », aux réseaux sociaux, et en particulier sur les liens personnels entre les politiques et les dirigeants ou hauts cadres du secteur privé, de la finance et des grandes entreprises. On peut penser en effet que la probabilité d’apparition de comportements de cupidité pouvant aller jusqu’à la fraude est beaucoup plus forte parmi ceux dont le principe de lucrativité financière est le fil directeur de leurs activités quotidiennes, et dont la plupart prônent le « moins d’État ». On peut aussi penser que le fait que des responsables politiques baignent dans ce milieu des affaires, ou y trouvent nombre de leurs liens forts et parfois de leurs soutiens politiques ou financiers, influe puissamment sur leur éthique. C’est vrai pour eux comme pour les « chiens de garde » de l’économie ou des médias.
Il s’agit en quelque sorte d’en appeler à une sociologie – qui existe - de l’insertion sociale d’une fraction, certainement minoritaire mais très active, des politiques dans les réseaux du pouvoir économique et financier. Comme je ne suis pas sociologue, je devrais m’arrêter là. Mais je peux quand même, sur un modeste blog, prendre quelques risques en m’inspirant de vrais sociologues, comme les Pinçon-Charlot et quelques autres, voire en allant à la pêche de quelques informations sur des cas « exemplaires ».
Les cas les plus évidents sont ceux de parlementaires exerçant, en même temps que leur mandat, des fonctions d’avocats d’affaires. Quand on se fait payer pour conseiller le monde des affaires, ou pour lui fournir un carnet d’adresses, tout en légiférant par exemple sur l’ANI ou sur le pacte de compétitivité, il ne doit pas être évident de discerner la ligne qui sépare l’intérêt général des intérêts privés qui vous rémunèrent et qui en attendent quelques retours sur investissement. C’est François Mitterrand, lui-même avocat, qui, lorsque Edith Cresson était Premier Ministre, avait fait ajouter un article d’un décret organisant la profession d’avocat pour dispenser de formation et de certificat d’aptitude à la profession d’avocat les fonctionnaires ou anciens fonctionnaires de catégorie A ou assimilés ayant exercé des activités juridiques pendant huit ans au moins dans un cadre public. Une disposition taillée sur mesure pour des parlementaires et élus au long cours, dont ont profité des élus de droite (Copé, Dati, Baroin, Villepin) comme de gauche, dont DSK et Ségolène Royal (source : le livre des Pinçon-Charlot, « Le président des riches », p.87). J’ai ajouté le 14 avril des commentaires précisant ce qui précède car il y avait une erreur dans le livre des Pinçon-Charlot à propos de Montebourg, et parce que depuis ce livre un décret de 2012 a encore facilité les choses pour les parlementaires.
Si importantes et scandaleuses à mes yeux que soient ces situations, la question des liaisons dangereuses va bien au-delà. Elle concerne la façon dont les convictions politiques et les comportements de lucrativité des élus sont, ou peuvent être, influencés en réseau. Vaste sujet dont je ne traiterai qu’un petit bout dans ce billet et dans le suivant, en commençant par l’un des lieux où se forgent des liens forts entre les politiques et les milieux d’affaires.
LE CERCLE DE L’INDUSTRIE, DSK, MOSCOVICI, CARREZ, BARROT, ETC.
Ce cercle est un peu à ma question ce que « Le Siècle » (mis en valeur dans le film de Balbastre et Kergoat) est aux chiens de garde économiques et médiatiques. Et d’ailleurs, le rendez-vous mensuel du Siècle est déjà l’un des multiples lieux de production de la connivence entre certains politiques et des grands patrons.
Le cercle de l’industrie est présenté par Wikipedia comme « un lobby patronal français », agissant en Europe mais aussi en France. Ce site indique que « En février 1993, les membres du futur Cercle de l’industrie (une idée de Dominique Strauss-Kahn et Raymond Lévy PDG de Renault) se réunissent au siège de Publicis. Y sont représentés : Rhône-Poulenc, Lafarge, Pechiney, Elf, L’Oréal, Bull, Schneider, Renault, Total, BSN…
En juin 1993, Raymond Lévy, PDG de Renault, crée le Cercle qui emménage à Neuilly-sur-Seine… L’objet déclaré à la préfecture est le suivant : « Assurer une veille permanente auprès des différentes instances que sont la Commission européenne, le Parlement européen, le GATT, etc., concevoir et diffuser par les moyens adéquats l’information nécessaire auprès de ces instances, organiser les interventions au plus haut niveau politique[1]. Le cercle s’efforce de répartir équitablement les pouvoirs entre des membres de l’UMP et du Parti socialiste.
Dominique Strauss-Kahn [qui venait tout juste de quitter le ministère de l’Industrie, JG] en devient le vice-président à titre bénévole… tout en bénéficiant d’un bureau, d’une secrétaire[2] et de notes de frais[3] (Le Monde diplomatique, décembre 2003). »
Confirmant sans ambiguïté sa nature de lobby, la plaquette du Cercle précise : « Le Cercle de l’industrie se distingue par sa spécificité industrielle, son engagement pour la construction européenne et son bipartisme politique, LA PROMOTION DE L’IMAGE ET DES INTERETS DE L’INDUSTRIE AUPRES DES INSTITUTIONS PUBLIQUES NATIONALES ET EUROPEENNES… Il s’implique dans les propositions et débats des institutions européennes en la matière. ». Selon ses propres textes, il collabore « avec le MEDEF, l’AFEP, l’European Round Table of Industrialists (ERT), le Transatlantic Policy Network (TPN), ou encore l’Institut de l’entreprise ».
Le Cercle a deux VP, l’un socialiste, l’autre UMP ou équivalent. DSK sera VP de 1993 à 1997 (il devient alors Ministre de l’économie du nouveau gouvernement Jospin). On aura du côté UMP Jacques Barrot puis Alain Lamassoure, et, du côté PS, Pierre Moscovici jusque 2012.
Ce dernier a été interrogé en 2011 par la presse : « Vous cumulez la fonction de vice-président du Cercle de l’industrie et le mandat de député… Conflit d’intérêts ? ». Sa réponse : « CE SERAIT LE CAS SI LE CERCLE DE L’INDUSTRIE ÉTAIT UN LOBBY… C’est un club et pas un lobby. ». L’argument est grossier au vu des textes du Cercle que je viens de citer, ou alors tous les lobbies sont des clubs de débats citoyens désintéressés… Mais, puisque c’est un lobby, et selon l’argument précédent de Moscovici lui-même, il y aurait bel et bien conflit d’intérêt. Dans le passé pour DSK, Barrot et Moscovici, et aujourd’hui pour le VP du Cercle, successeur de gauche de Moscovici, le député (par ailleurs président du conseil régional d’Aquitaine) Alain Rousset, ainsi que pour le VP de droite Alain Lamassoure, député européen. Dites-moi où mon raisonnement est fautif.
Pour devenir Ministre de l’économie, et plus si affinités, le Cercle est la voie royale. DSK et Pierre Moscovici en sont les meilleurs exemples, mais les grands patrons du Cercle gardent plusieurs cordes à leur arc. Dans la composition du Cercle en 2012, on note la présence d’hommes (oui, des hommes, car sur les 42 patrons qui y figurent, on a 42 hommes) promis à un bel avenir avec de tels soutiens. Sur le site actuel, la liste complète des personnalités (ceux qui ne sont pas des patrons en exercice) comprend les noms des deux VP Alain Rousset et Alain Lamassoure, mais aussi Jacques Barrot, Gilles Carrez (rapporteur jusqu’en 2012 de la commission des finances de l’Assemblée nationale, devenu depuis le président de cette commission), Gérard Collomb, Louis Gallois, Christel Bories et Pierre Gadonneix.
Le Cercle est juste l’un des éléments visibles des liaisons organiques ou informelles entre deux mondes qui cohabitent avec bonheur, les affaires des uns pouvant servir la carrière politique des autres, et réciproquement. Nous en examinerons d‘autres dans le prochain billet.
On pense usuellement un lobby comme un groupe d’intérêts extérieur au groupe des élus, tentant de convaincre le second d’adopter les vues du premier. Correctement régulés, transparents et pluralistes (on en est loin), de tels contacts n’auraient rien de répréhensibles Mais avec le Cercle et bien d’autres liaisons moins visibles, c’est formidable : les élus en exercice sont à l’intérieur du lobby patronal !
Les conséquences de cette fusion sont doubles. D’une part, de toute évidence, les élus en question sont poussés à adopter les visées du lobby dont ils sont membres. D’autre part, pour en revenir aux comportements de lucrativité pouvant aller jusqu’aux fraudes, cette situation est au mieux malsaine, au pire un pousse-à-la fraude ou à la tolérance vis-à-vis des fraudeurs les plus riches.
Si on veut expliquer pourquoi, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, les moyens de contrôle et de sanction des fraudes ont été nettement réduits, les liaisons dangereuses sous toutes leurs formes font partie du paysage. Si on veut expliquer pourquoi DSK a été le champion, comme Ministre de l’économie, d’une fiscalité exceptionnellement avantageuse pour les stock options (taxées à seulement 26 %) et des privatisations, ces liens forts en font partie, y compris le Cercle. De même pour comprendre pourquoi il écrivait dans son livre que la dérégulation des services publics en Europe était une « formidable chance pour le service public », pourquoi il se livrait à un vibrant plaidoyer en faveur des OGM, de la poursuite de l’ouverture des marchés agricoles à la concurrence, et contre la taxation des transactions financières, en écrivant cette perle : « en quoi l’activité spéculative des traders est-elle gênante ? » (p. 141).
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