Les gens honnêtes résistent à leur fichier

Owni. 20 février 2012 par Jean Marc Manach

À en croire l'agenda institutionnel, le fichage des "gens honnêtes" semble figurer au nombre des urgences absolues. La proposition de loi est examinée par le Sénat ce mardi. Le gouvernement pousse des quatre fers pour que soit adopté ce projet de fichier avant les prochaines échéances électorales. 

Le gouvernement fait tout pour que soit adoptée, avant la présidentielle, la très controversée proposition de loi sur la protection de l’identité.

Déposée en juillet 2010, ce projet vise à ficher l’état civil, ainsi que les empreintes digitales et photographies numérisées de l’ensemble des titulaires d’une carte d’identité. A terme, ce sont quelques 60 millions de “gens honnêtes”, pour reprendre le terme utilisé par un sénateur pour qualifier ce fichier censé lutter contre l’usurpation d’identité, qui pourraient être concernées.

Ce mardi 21 février au Sénat, le projet de loi sera examiné en quatrième lecture. Profitant de la présence de Michel Mercier, garde des Sceaux, les sénateurs de l’opposition se sont lâchés :

"Un réel danger, une véritable bombe atomique. (Virginie Klès, PS)
Une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales. (Eliana Assassi, PC)
N’attendons pas qu’éclatent de grands scandales. Essayons d’agir vite. Notre responsabilité est d’alerter en amont. Notre devoir de législateur est d’anticiper et non de subir ! (Jacques Mézard, RDSE)
N’êtes-vous pas censé défendre la justice et les libertés ? Quand le Gouvernement auquel vous appartenez reconnaîtra-t-il enfin par son action que le libéralisme économique et l’impératif sécuritaire ne sont en aucun cas plus légitimes que le droit à la protection de la vie privée ? C’est d’ailleurs d’autant plus vrai que les gouvernants instrumentalisent bien souvent l’insécurité pour justifier des mesures attentatoires aux libertés fondamentales. (Leila Aïchi, écologiste)"

“Bombe à retardement pour les libertés publiques”

Au-delà des petites phrases et des questions de principe, la palme de la saillie la plus circonstanciée émane probablement de François Pillet, sénateur du Cher apparenté UMP. Ce vice-président de la commission des lois du Sénat connaît d’autant mieux le sujet que, rapporteur de la proposition de loi, il y a consacré pas moins de trois rapports parlementaires. François Pillet est également celui qui a auditionné les 14 représentants du Gixel, ce lobby des industriels des cartes à puce et de la biométrie qui lui ont expliqué que l’adoption du projet leur permettrait de gagner des contrats à l’étranger.

François Pillet n’est aucunement opposé au fait de ficher les “honnêtes gens“, mais à la possibilité d’exploitation policière de ce fichier administratif, qu’il avait qualifié, dans son second rapport parlementaire de “bombe à retardement pour les libertés publiques“.

Pour rassurer les sénateurs et se conformer à l’avis de la Cnil, Claude Guéant et les députés UMP avaient accepté de limiter l’exploitation policière de ce fichier aux seules infractions relatives à l’usurpation d’identité. François Pillet n’est pourtant pas rassuré. Pour lui, “le dispositif proposé (…) ouvre la voie à d’autres empiètements, à l’avenir, afin d’étendre peu à peu le périmètre de l’utilisation du fichier central biométrique de la population française“. Lors de l’examen du texte en commission des lois, le sénateur enfonce le clou :

"Ce texte n’apaise pas nos inquiétudes mais, bien au contraire, en suscite de nouvelles. Tout d’abord, il serait possible de recourir au fichier dans le cadre d’enquêtes sur des infractions dont le lien avec l’usurpation d’identité est ténu, voire inexistant : délit de révélation de l’identité d’un agent des services spécialisés de renseignement, faux en écritures publiques, même lorsque celles-ci ne portent pas sur l’identité d’une personne, escroquerie, même lorsque l’escroc ne se dissimule pas sous une fausse identité."

Au cours de son examen à l’Assemblée, le 1er février dernier, le député Serge Blisko (apparenté socialiste) s’était lui aussi étonné de cette extension du nombre de délits permettant aux policiers de consulter le fichier biométrique :

"Est-il utile de consulter un fichier biométrique comportant des renseignements intimes sur plusieurs dizaines de millions de personnes pour des délits mineurs tels que le franchissement illicite d’un portillon dans le métro ou le déplacement sans titre de transport ? C’est en effet ce que cela signifie. Je veux bien croire que, pour certains, sauter le portillon dans le métro doit être puni d’une peine très lourde. Mais faut-il pour autant recourir à un fichier biométrique ? Nous craignons une telle dérive. Il est encore temps de revenir à la raison, de ne pas faire en France ce qui n’existe dans aucun pays démocratique d’Europe et de mettre à l’abri nos concitoyens d’aujourd’hui et de demain de ce monde “orwellien” – permettez-moi cette expression – de fichage généralisé."

Le FNAEG, créé pour ficher les empreintes génétiques des criminels sexuels, a ainsi depuis été élargi aux simples “suspects” de la quasi-totalité des crimes et délits. Aujourd’hui, près de 70% des gens qui y sont fichés n’ont jamais été condamnés pour ce qui leur a valu d’être fiché. De même, rien n’empêchera d’élargir le fichier des “gens honnêtes” à de nombreux autres usages.

“Hors de tout contrôle judiciaire”

Dans le troisième rapport [PDF] qu’il a consacré à la question, François Pillet déplore qu’”en outre, l’accès à la base serait possible en dehors des procédures prévues [dans la mesure où] l’accès aux données de la base centrale en dehors des procédures prévues fait basculer d’une logique de vérification d’une identité sur laquelle pèse des soupçons, à une logique d’identification dans le cadre d’une recherche criminelle“.

De plus, “les services spécialisés – notamment ceux qui sont chargés de la lutte contre le terrorisme – pourraient y avoir accès hors de tout contrôle judiciaire, puisque le texte ne l’exclut pas“. Pour lui, la possibilité d’utiliser ce fichier administratif à des fins policières pourrait être déclarée anticonstitutionnelle :

"Qu’il s’agisse de l’accès au fichier dans les cas non prévus par le texte ou de celui de l’accès ouvert aux services chargés de la lutte contre le terrorisme, les garanties prévues par l’Assemblée nationale paraissent ainsi incomplètes ou insuffisamment précises.
Une telle imprécision pose inévitablement la question de la constitutionnalité du dispositif, alors qu’il appartient au législateur de définir avec précision les garanties légales nécessaire à l’exercice ou la protection des libertés publiques."

Et le sénateur de s’interroger sur la “levée de l’interdiction des procédés de reconnaissance faciale“. Claude Guéant, tout comme les industriels auditionnés à l’Assemblée, avaient précisément évoqué la possibilité, à terme, d’exploiter les systèmes de reconnaissance biométrique faciale afin d’identifier des individus filmés par des caméras de vidéosurveillance.

Or, et dans la mesure où les députés “n’ont apporté aucune précision sur les autres utilisations qui pourraient être faites de la base, par exemple, dans le cadre d’une consultation judiciaire opérée sur le fondement des articles 60-1, 60-2 et 99-3 et 99-4 du code de procédure pénale” (qui portent sur les perquisitions et saisies de données informatiques), François Pillet dénonce également ce détournement de finalité du “fichier des gens honnêtes” :

"Dans le silence de la loi, devra-t-on considérer qu’un juge d’instruction pourrait demander à ce qu’une personne, dont le visage a été enregistré par une caméra de surveillance soit identifiée à partir des images numérisées dans le fichier central biométrique, ce qui reviendrait à valider ponctuellement des dispositifs de reconnaissance faciale ?"

Pas d’équivalent depuis Vichy

François Pillet rappelle enfin le “refus, très majoritaire en Europe, des fichiers biométriques de population” :

"L’Allemagne s’y refuse, invoquant explicitement son passé, ainsi que le Royaume-Uni et la Belgique, pourtant très avancée dans la mise en place de cartes d’identité électroniques. Le ministre de l’intérieur des Pays-Bas a annoncé en avril que les 6 millions d’empreintes digitales recueillies pour l’établissement de passeports biométriques seraient effacées."

Ce 21 février, le Sénat refusera très probablement d’adopter la proposition de loi telle que Claude Guéant l’a reformulée à l’Assemblée qui, sauf coup de théâtre, devrait l’adopter d’ici la présidentielle. En tout état de cause, François Pillet restera dans les annales comme celui qui, le 31 mai dernier, inventa l’expression de “fichier des gens honnêtes” pour qualifier ce projet, sans équivalent depuis la carte d’identité de Vichy.

En novembre dernier, le site web du groupe UMP du Sénat publiait un communiqué intitulé François Pillet veut “un fichier des gens honnêtes” qui, paradoxalement, expliquait pourquoi il ne veut pas de ce fichier :

"Démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que, dans l’avenir, d’autres pourront transformer en outil dangereux et liberticide.
Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ? Ils avaient identifié les risques et ils ne nous en ont pas protégé. Monsieur le ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre."

Commentaires (0)

Aucun commentaire pour l'instant, soyez le premier à laisser un commentaire.

Ajouter un commentaire
Code incorrect ! Essayez à nouveau

Membre du réseau Infovox, je publie sur Agoravox, coZop, etc.