Les exilés de la crise : des migrants d'un nouveau genre

Les Inrocks. 5 février 2012 par M. Beaugé, A. Laffeter et G. Sarratia, mis en ligne par Bluboux

Crédits photo:  Tim Wimborne/Reuters

Diplômés mais au chômage dans leur pays, ils ont choisi la France pour s’en sortir. Témoignages.

Ils s’appellent Alexandros, Eleni, Teresa et Graça, ont entre 23 et 35 ans. Ils sont respectivement grecs, espagnole et portugaise, mais auraient pu être irlandais, slovaques, polonais ou italiens. Comme certains de leurs parents ou grands-parents, ces jeunes travailleurs européens ont pris la route à la recherche d’une vie meilleure. Les grandsparents d’Alexandros ont fui la guerre civile pour s’installer au Canada avant de rentrer au pays dans les années 90. “Leur meilleure chance était de partir, comme moi !” Alexandros fuit, lui, une Grèce broyée par le système économique mondial.

Depuis 2007, la crise financière frappe plus sévèrement les pays du sud de l’Europe. Selon Eurostat, le taux de chômage des Grecs de moins de 25 ans est passé de 23 % en 2007 à 46,6 % en septembre 2011. En novembre 2011, 49,6 % des jeunes Espagnols étaient au chômage, contre 22,9 % de la population active. Et, contrairement à ce que l’on observe en France, les plus diplômés sont aussi les plus visés.

Alors combien sont-ils à sauter le pas ? Difficile de chiffrer ces flux migratoires intra-européens. Le service statistique national hellénique avoue ne pas avoir collecté de données sur le sujet. Mais les indicateurs sont là : au consulat grec, on a remarqué l’explosion de CV européens préparés par des Grecs en recherche d’emploi : plus de 100 000 en 2011, contre 46 000 l’année précédente. Ou encore l’augmentation du nombre de médecins partis travailler à l’étranger (602 en 2011 contre 550 en 2010). Les nouveaux exilés émigrent principalement en Allemagne, en Grande- Bretagne et en France, où la crise frappe moins fort. Avec un taux de chômage de 7,1 % en 2011, l’Allemagne connaît même son niveau le plus faible depuis vingt ans. Alexandros, Eleni, Graça et Teresa ont choisi la France. La situation y reste meilleure, même si le taux de chômage des jeunes demeure élevé (22 %).

Contrairement à ses aînés peu qualifiés, qui ont fui misère, guerre ou dictature, l’exilé européen type d’aujourd’hui est en général ultraqualifié. “Cela diminue les coûts migratoires, la maîtrise de la langue et du réseau sont meilleures, précise Manon Dos Santos, professeur d’économie à l’université Paris-Est. Mais c’est aussi un exode des cerveaux, une perte de capital humain, de revenu fiscal, d’innovation et de croissance future. Il peut y avoir des effets positifs grâce aux transferts de fonds et à ceux qui rentrent dans leur pays pour monter une entreprise.” Graça, bien heureuse d’être européenne, estime que la mobilité est une richesse. Son seul regret ? Qu’elle ne se fasse que dans un sens.

Eleni 33 ans, Grecque diplôme d’économie, garde des enfants

“A Athènes, je travaillais dans un hôpital en tant que manager. Mais, sans emploi depuis un an, j’allais perdre mes allocations chômage. J’ai décidé de venir à Paris parce que j’y ai des amis et qu’il me semblait plus important d’être entourée que de parler la langue. En plus, j’aime beaucoup cette ville.

Je suis arrivée le 12 octobre 2011, très excitée, pour un job de nounou à plein temps. J’avais eu des échanges avec “ tout est une question d’énergie : si tu dégages quelque chose de positif, on ne te repousse pas” les parents sur Skype et par mail, j’avais vu les enfants, le contact était bien passé. Nous devions nous rencontrer le jour de mon arrivée et je devais commencer le lendemain. En descendant de l’avion, je les ai appelés pour confirmer le rendez-vous et là ils m’ont dit qu’ils ne voulaient plus travailler avec moi, qu’ils avaient essayé de me joindre le matin même mais que je n’avais pas répondu. Je leur ai demandé s’ils réalisaient que j’avais quitté mon pays pour ce travail mais ils s’en fichaient. Ils ne m’ont donné aucune raison mais c’était évident qu’ils avaient trouvé quelqu’un d’autre.

L’ami qui devait m’héberger jusqu’en décembre s’est mis à paniquer à l’idée que je n’aie pas de travail et sa copine s’est d’un coup aperçu qu’elle était jalouse. Plus de job, plus d’appart : la crise ! J’ai quand même décidé de rester et je me suis débrouillée en adoptant le couch surfing (squat de canapé – ndlr). Je ne connaissais même pas ce mot. J’ai atterri chez Vincent, qui a été parfait. Je suis restée cinq jours chez lui. Au terme de beaucoup d’efforts, j’ai trouvé un travail mieux payé que le premier dans une autre famille avec qui j’ai de très bonnes relations. Puis un appartement dans le XVIIIe, le premier que j’ai visité. Je n’avais quasiment pas de dossier. Le propriétaire aimait bien les Grecs et a eu envie de m’aider, je pense. Il m’est arrivé d’entendre des commentaires racistes du genre : “Ce qui vous arrive est de votre faute”, mais je ne veux pas m’arrêter à ça.

Ça ne m’ennuie pas de garder des enfants. Je suis aussi venue pour apprendre la langue afin de pouvoir retravailler en tant qu’économiste. Je suis patiente et très heureuse, j’ai des amis : c’est une nouvelle aventure. Les Français que je rencontre dans la rue sont sympas. Question d’énergie : si tu dégages quelque chose de positif, on ne te repousse pas.

En Grèce, mes amis se retrouvent très déprimés par les changements qui frappent leur vie de tous les jours. On voit de plus en plus de SDF dans la rue, des personnes âgées qui fouillent dans les poubelles à la recherche de nourriture, des enfants qui s’évanouissent de faim à l’école. Beaucoup de familles, pourtant pas très riches, apportent du lait et des biscuits pour les gamins les plus défavorisés. Il y a une grande solidarité.

Le changement de gouvernement n’a rien donné. Les hommes politiques ne peuvent plus nous tromper. Nous les avons vus à l’oeuvre, nous savons. Je suis pessimiste sur l’avenir de la Grèce mais je fais confiance aux gens de ce pays. La façon dont ils réagissent, cette solidarité par exemple, n’était pas prévisible. Cela peut tout changer.” (recueilli par Géraldine Sarratia)

Teresa 35 ans, Espagnole, professeur de dessin, travaille au rayon bricolage du BHV

“J’ai l’impression de revivre après des années de galère. Je travaille au BHV où je m’occupe du rayonnage au niveau bricolage entre 6 heures et 10 heures tous les matins. Je travaille 20 heures par semaine, je suis correctement payée et depuis le 21 novembre dernier, je suis même en CDI. C’est incroyable. Je n’avais jamais décroché le moindre CDI en Espagne, comme la plupart des gens de mon âge. Pour nous, le CDI n’est qu’une illusion.

Là-bas, la plupart de mes amis sont au chômage ou précaires. On ne trouve presque plus de petits boulots. Même pour travailler comme serveuse, il faut avoir un coup de chance ou un énorme piston. Au mieux, on gagnera 300 ou 500 euros au noir. Aujourd’hui, les chanceux qui étaient propriétaires de leur maison ou de leur voiture, des gens plus âgés, sont parfois contraints de les vendre pour vivre. A Grenade, le Corte Inglés, le grand magasin de la ville, est presque vide.

J’ai d’abord travaillé dans la décoration, je réalisais des fresques murales. Puis j’ai bossé comme machiniste dans le théâtre. Ma situation était très précaire. A 28 ans, j’ai décidé de me lancer dans des études pour devenir professeur de dessin. A cette époque-là, en 2004, on trouvait beaucoup de possibilités dans l’Education nationale en Espagne. Même les étudiants avec de mauvaises notes finissaient par obtenir un poste. J’étais convaincue que cela m’offrirait de bonnes perspectives.

J’ai obtenu mon diplôme en 2009 avec une moyenne de quasiment 9 sur 10. Mais il ne s’est rien passé. Cette année-là, il y avait très peu de postes à pourvoir. Je me suis donc retrouvée sur une liste d’attente, en douzième position. Les sept premiers ont rapidement obtenu un poste. Puis la crise a éclaté pour de bon et le processus de nomination s’est complètement bloqué. Plus d’argent dans les caisses. Le numéro 8 sur la liste a espéré pendant plus d’un an un coup de fil, sans jamais rien voir venir. Je n’en pouvais plus d’attendre.

J’ai multiplié les petits boulots pour survivre. Je me suis retrouvée à ramasser les fruits et légumes dans des conditions dignes des Temps modernes de Chaplin. Douze heures de travail en continu, une heure pour aller manger, quatre minutes de pause pour aller aux toilettes. Cela a duré neuf mois. Au bout de cette période, j’avais réussi à économiser 1 300 euros, assez pour quitter le pays et venir m’installer à Paris, où une amie d’enfance habite depuis des années. Elle m’a dit qu’ici tout était plus facile. Elle m’a aidée à trouver un hébergement. J’habite une chambre de bonne à Madeleine, qu’une famille me prête gratuitement en échange de quelques services, par exemple m’occuper de temps à autre de leur fille après l’école.

Dans les premiers jours après mon arrivée à Paris, j’ai déposé une dizaine de CV au hasard. Alors que je ne parle pas très bien français, j’ai reçu deux offres fermes de travail, dont celle du BHV. Quand je cherchais du travail à Madrid, j’avais déposé 300 CV sans recevoir la moindre offre. La crise n’existe pas en France, je vous assure. Quand j’en entends parler, je me dis que c’est une blague. Ici, dans les cafés, on trouve des annonces pour des baby-sitters, des serveurs, des femmes de ménage. En Espagne, cela n’existe plus. Fini. Je ne compte pas repartir là-bas de sitôt.” (recueilli par Marc Beaugé)

Alexandros 23 ans, Grec, master de politique européenne, cherche un job

“Je suis arrivé à Paris le 2 janvier pour rejoindre ma copine française qui fait ses études à la Sorbonne et trouver un travail. J’ai terminé mon master en Angleterre l’année dernière. J’ai étudié la politique européenne – particulièrement intéressant en ce moment… Je pensais retourner en Grèce et travailler une année avant d’entamer un doctorat. Mais à Athènes, je me suis vite aperçu qu’il y avait vraiment peu de boulot. Il faut avoir énormément d’expérience ou un réseau d’enfer. Comme je parle plusieurs langues, j’ai réussi à trouver des emplois saisonniers à l’école américaine et à l’office du tourisme. J’ai quitté la Grèce parce que j’avais conscience de pouvoir trouver mieux ailleurs, avec un autre niveau de vie.

J’ai eu l’occasion de partir étudier au Canada, un pays plein de possibilités. Si j’étais resté à Athènes, je gagnerais le salaire minimum, 700 euros. Pour vivre dans la capitale, c’est peu. Et j’habiterais chez mes parents. Ils vivent dans un petit quartier peu touristique. Ma mère, fonctionnaire, doit faire face à des réductions de salaire. C’est mieux que dans le privé mais ça reste difficile. Les gens qui jusqu’alors pensaient avoir un travail à vie n’en sont plus aussi sûrs.

Avant d’aller en Angleterre, je bossais dans un magasin. J’aurais pu reprendre mon boulot mais le mec qui m’a remplacé était seul à pouvoir faire vivre sa famille.

On sait qu’on n’a pas le choix. Le FMI, l’Union européenne… Tout le monde dit la même chose : on doit faire ce qu’on nous demande, sinon c’est la banqueroute. La nomination d’un nouveau Premier ministre a un peu calmé les gens, même si les partis de gauche et les communistes soulignent qu’il n’a aucune légitimité. Mais les deux gros partis grecs se sont mis d’accord pour le soutenir jusqu’à la prochaine élection afin que la Grèce ne fasse pas faillite. Retrouver le drachme (ancienne monnaie grecque – ndlr), ça serait comme revenir soixante-dix ans en arrière. Depuis la dictature militaire en 1967, c’est la première grosse crise à laquelle nous devons faire face. Notre génération n’a pas connu la guerre. Là, c’est plutôt : “Je ne peux pas m’acheter l’ordinateur dont j’avais envie”.

Mes amis sont inquiets. Certains disent : “On s’en fout, c’est la crise” et font n’importe quoi, d’autres pensent qu’on s’en sortira, d’autres sombrent lentement. Beaucoup d’entre eux ont envie de partir. J’ai un ami diplômé d’économie. Ça fait deux ans qu’il cherche et il n’a pas envie de se retrouver serveur. Psychologiquement, ce n’est pas bon.

Je crois qu’on attend trop de notre pays. A la différence de l’Allemagne, par exemple, la Grèce ne produit rien. Elle ne vit que du tourisme et son agriculture est faible. On ne peut pas prétendre à des salaires comparables à ceux des Allemands.

J’ai décidé de me rendre en France en novembre. J’avais un peu appris le français à l’école, mais avant de venir, j’ai suivi quelques cours à l’Institut français. Si je n’arrive pas à trouver de travail, j’aurais au moins appris à parler une langue. Je viens à Paris pour la première fois. J’adore l’architecture, je trouve les gens sympas. C’est une aventure.

Mais Paris est une ville chère. Si je ne trouve rien en février, ça va devenir difficile. Tous les jours, j’envoie des CV. Je postule pour des jobs qui demandent de parler anglais ou grec, je prends des contacts avec la communauté grecque. J’ai repéré un magasin touristique près du Louvre qui cherche quelqu’un parlant anglais. Ça pourrait être bien. Ensuite, j’espère trouver une fac pour préparer mon doctorat. Puis j’irai peut-être au Canada.

Il faut rester positif : on est en bonne santé, on a des qualifications. Quoi d’autre? Engagez-moi !” (recueilli par Géraldine Sarratia)

Graça 33 ans, Portugaise, doctorat en génie du procédé biologique, chercheuse chez Veolia

“Je suis doctorante depuis 2009. Je me destinais avec bonheur à la recherche ou l’enseignement. A la fin de mes études, j’ai touché une bourse pour trois ans. Ce n’est pas un vrai contrat, il n’y a pas de protection sociale. Par contre, à 1 500 euros net, c’était bien payé. A la fin de la deuxième année, j’ai cherché un poste de prof-assistante à l’université. Mais, depuis la crise, le recrutement est gelé.

Je n’avais pas forcément envie de partir. Ma bourse était renouvelable. Je travaillais pour un grand projet européen de recherche sur la production de bioplastique biodégradable. J’étais contente mais l’avenir était précaire à cause de la situation politique et économique de plus en plus sombre. J’étais quand même angoissée. Beaucoup de mes amis très qualifiés sont devenus représentants commerciaux. Puis j’ai vu une annonce chez Veolia pour un CDI dans mon domaine. Au Portugal, il y a peu d’opportunité en recherche et développement. J’ai eu immédiatement envie de venir.

Ça n’a pas été trop difficile à organiser : mon mari est consultant et programmateur informatique, il peut travailler à distance. Mes filles étaient inscrites au lycée français, comme l’était ma mère puis moi. Dans les années 60-70, le Portugal était un pays fermé sur lui-même. Mes grands-parents avaient voulu nous ouvrir sur le monde, dominé à l’époque par la France, que ce soit au niveau culturel, diplomatique ou littéraire. J’ai aussi fait un an d’Erasmus en Belgique. Niveau background culturel, je suis privilégiée.

Mes parents sont médecins. Eux aussi ont envie de venir en France ! L’entreprise dans laquelle mon père travaillait a fait faillite en 2008. Il a retrouvé un travail précaire, payé à l’heure. Ma mère a une place stable à l’hôpital public mais avec les plans de rigueur, elle a perdu son treizième mois, 25 % de son salaire et d’autres revenus. Ils ont rendez-vous avec l’ordre des médecins français. Ils vont peut-être pouvoir travailler à Chartres. A 59 et 54 ans, ils partent à l’aventure !

C’est un privilège d’appartenir à l’Union européenne, pour les facilités administratives et le sentiment d’appartenance. Certains de mes amis sont partis faire de la recherche en Suède, en Angleterre, en Ecosse. C’est une perte pour le Portugal mais peut-être aussi une bonne chose. Partir a été difficile, notamment pour mes filles, mais cela permet aussi de réinventer sa vie, de se connaître mieux, de se libérer des mauvaises conditions du pays d’origine. Certains d’entre nous rentreront monter leurs entreprises. La mobilité serait encore plus positive si elle se faisait dans les deux sens. (recueilli par Anne Laffeter)

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