À Kirène, en pays sérère, à une soixantaine de kilomètres de Dakar, l’eau coule à flots. La marque Kirène, qui arrose le Sénégal d’eau en bouteilles, y a bâti son usine en 2001 [1]. 10 800 bouteilles à l’heure sont produites ici. À quelques kilomètres, la multinationale néerlandaise Van Oers cultive plus de 300 hectares de haricots verts destinés à l’exportation. Ses champs verts contrastent avec le sol pelé de la région. Non loin, la Cimenterie du Sahel et le nouvel aéroport en chantier Blaise-Diagne viennent s’ajouter à cette zone ensablée, consacrée « zone d’excellence économique » par le Président Wade.
Mais Kirène, le village, a soif. Les 4 800 habitants qui habitent la zone n’ont aucun accès à l’eau potable, en dépit des promesses des entreprises et de l’État. Ironie du sort, dans une région dont la principale industrie alimente 80 % du marché national de l’eau en bouteilles. Les forages ne manquent pas : ils sont au nombre de cinq, mais destinés aux entreprises. Un sixième, destiné à la population, est en panne depuis plusieurs mois, sans que le gouvernement n’ait encore réagi. Enfin, le forage en construction, supposé alimenter trois des sept hameaux qui composent Kirène, financé par l’usine du même nom et par Von Oers, n’a pas vu un ouvrier depuis plus de trois mois : la part de travaux restante, dont le financement revient à l’État, a bien été votée, mais les travaux ont cessé sans que personne n’obtienne la moindre explication. « L’État nous a abandonnés. Nous sommes dans une zone où le PDS (le Parti démocratique sénégalais, au pouvoir, ndlr) n’a jamais gagné en douze ans. On nous prend pour des moins que rien », soupire Abib Diouf.
Pas d’eau courante mais des camions-citernes
L’attente. C’est ce à quoi se résignent les habitants, qui ont cependant manifesté en décembre dernier pour obtenir eau et électricité, sans résultats. Attente au pied d’un arbre pour ce vieillard, pour le camion-citerne que la Cimenterie du Sahel consent à offrir aux habitants : « Aujourd’hui, les familles n’ont pas assez d’eau pour cuisiner. J’attends le camion. Il peut passer comme il peut ne pas passer… On attend parfois jusque 20 heures », soupire Issa Pouye, installé sur un siège en plastique à l’ombre de son arbre.
Ces camions-citernes sont offerts aux populations dans le cadre de la « Responsabilité sociale des entreprises ». Quand une entreprise s’implante, elle est supposée agir sur les emplois et investir dans les villages voisins. Dans le cas de la Cimenterie du Sahel, ses actions s’inscrivent dans le cadre de mesures de compensation fondées sur l’étude d’impact social et environnemental de l’entreprise. Les pathologies dues à la pollution générée par l’usine justifient, par exemple, la distribution de médicaments, selon le sociologue Djiby Diakhaté, qui considère les mesures prises par les entreprises locales comme « bien timides ».
Pillage des terres maraîchères
Attente devant l’usine Kirène pour cette dizaine d’hommes, dans l’espoir d’obtenir un poste comme journalier : « Nous sommes là depuis 7 heures ce matin. C’est notre routine, explique Omar Sene, 23 ans, qui vient quotidiennement faire le pied de grue. Parfois on arrive à travailler deux, trois jours dans la semaine. C’est toujours mieux qu’à Dakar. » Les journaliers sont payés 3 000 francs CFA (4,50 euros) les 8 heures de travail. Certains sont plus virulents : « On nous avait promis que les gens du coin auraient du travail ! Des accords ont été signés. On n’a rien vu, s’énerve Ousseynou Pouye, bachelier de 22 ans. On ne peut pas travailler, on ne peut pas boire, pas vivre. Mais ça va changer, on y croit. Et si Macky (Sall, candidat opposant du président sortant pour le second tour du 25 mars) ne fait rien pour nous, il dégagera, comme Wade. »
« À défaut de ralentir son débit et de permettre ainsi aux populations de creuser quelques puits, l’usine Kirène devrait revoir sa politique de recrutement en accordant un quota aux jeunes de la zone, qui leur permettrait d’avoir quelques revenus », estime le sociologue Djiby Diakhaté. La localité a en effet totalement changé de visage, sans que les habitants n’en tirent vraiment de bénéfices. Van Oers produit 30 tonnes de haricots verts par jour, ramassés par les femmes des hameaux alentour pour 200 francs CFA (30 centimes d’euro) la caisse de haricots. Des emplois bien modestes au regard de ce que les habitants ont perdu : « Van Oers bénéficie d’un accord qui lui permet d’exploiter des champs autrefois cultivés par les habitants, pour leur propre compte, et cela sans limite de durée », explique Mataw Faye, conseiller rural.
Épuisement des ressources en eau
Mariam Sene ne travaille pas, elle élève ses huit enfants. La veille, avec les plus grands, elle a marché jusqu’au forage de Von Oers, à deux kilomètres de là. Elle montre ce qu’il reste de sa réserve d’eau pour la journée : la jarre est pratiquement vide. Kirène a un vieux puits encore en fonctionnement, à deux pas du forage laissé en friche : « On commence à puiser à 5 heures du matin. Parfois, l’après-midi, il n’y a plus rien. » Enfants, jeunes, femmes se succèdent et remplissent seaux, bassines, boîtes de conserve. « Je pense qu’après les élections, les travaux vont reprendre… », espère l’un d’eux.
« La vérité, c’est que l’usine a pompé pratiquement toute l’eau de la localité. En pays sérère, l’eau est considérée comme une propriété divine. Les populations utilisent des techniques traditionnelles de forage. Les puits n’étaient pas construits n’importe où, n’importe comment », explique Djiby Diakhaté. Pour le sociologue, les compensations mises en œuvre par les différentes usines sont bien maigres en comparaison de ce que la population a perdu. Contactée à plusieurs reprises, l’entreprise Kirène n’a répondu à aucune de nos sollicitations.
« Les ressources utilisées par Von Oers et Kirène créent de véritables déséquilibres sociaux, dans la mesure où leurs politiques de responsabilité sociale s’adresse en priorité à une élite : autorités coutumières, chefs de village, associations… » Les jeunes continuent d’attendre un éventuel job, les femmes marchent des kilomètres pour remplir leurs bassines. Pour Abib, une seule solution : la révolte. « Il y a des grèves qui changent tout. Si tous les travailleurs cessaient le travail dans ces industries pour réclamer de l’eau… », rêve Abib, qui a fait plusieurs séjours en prison après des actions menées pour améliorer les conditions de vie de sa communauté et forcer le gouvernement à tenir ses promesses. Il conclut, résolu : « Il faut que nous prenions notre destin en main. » À bout, les habitants de Kirène devraient bientôt se faire entendre.
Dorothée Thienot
Photo : Oxfam International