Le Monde.fr | Alain Badiou | 05 mai 2012 - mis en ligne par paco
L'importance du vote pour Marine Le Pen accable et surprend. On cherche des explications. Le personnel politique y va de sa sociologie portative : la France des gens d'en bas, des provinciaux égarés, des ouvriers, des sous-éduqués, effrayée par la mondialisation, le recul du pouvoir d'achat, la déstructuration des territoires, la présence à leurs portes d'étranges étrangers, veut se replier sur le nationalisme et la xénophobie.
C'est déjà du reste cette France "retardataire" qu'on accusait d'avoir voté non au référendum sur le projet de Constitution européenne. On l'opposait aux classes moyennes urbaines éduquées et modernes, qui font tout le sel social de notre démocratie bien tempérée.
Disons que cette France d'en bas est quand même, en la circonstance, le baudet de la fable, le pelé et le galeux "populiste" d'où nous vient tout le mal lepéniste. Etrange, au demeurant, cette hargne politico-médiatique contre le "populisme". Le pouvoir démocratique, dont nous sommes si fiers, serait-il allergique à ce qu'on se soucie du peuple ? C'est l'avis dudit peuple, en tout cas, et de plus en plus. A la question "les responsables politiques se préoccupent-ils de ce que pensent les gens comme vous ?", la réponse entièrement négative "pas du tout" est passée de 15 % de l'ensemble en 1978 à 42 % en 2010 ! Quant au total des réponses positives ("beaucoup" ou "assez"), il est passé de 35 % à 17 % (on se reportera, pour cette indication statistique et d'autres d'un très grand intérêt, au numéro hors série de la revue La Pensée titré "Le peuple, la crise et la politique" et réalisé par Guy Michelat et Michel Simon). La relation entre le peuple et l'Etat n'est pas faite de confiance, c'est le moins qu'on puisse dire.
Faut-il conclure que notre Etat n'a pas le peuple qu'il mérite, et que le sombre vote lepéniste atteste cette insuffisance populaire ? Il faudrait alors, pour renforcer la démocratie, changer le peuple, comme le proposait ironiquement Brecht...
Ma thèse est plutôt que deux autres grands coupables doivent être mis en avant : les responsables successifs du pouvoir d'Etat, de gauche comme de droite, et un ensemble non négligeable d'intellectuels.
En définitive, ce ne sont pas les pauvres de nos provinces qui ont décidé de limiter autant que faire se peut le droit élémentaire d'un ouvrier de ce pays, quelle que soit sa nationalité d'origine, de vivre ici avec sa femme et ses enfants. C'est une ministre socialiste, et tous ceux de droite ensuite qui se sont engouffrés dans la brèche. Ce n'est pas une campagnarde sous-éduquée qui a proclamé en 1983, que les grévistes de Renault - en effet majoritairement algériens ou marocains - étaient des "travailleurs immigrés (...)agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises".
C'est un premier ministre socialiste, bien entendu à la grande joie de ses "ennemis" de la droite. Qui a eu la bonne idée de déclarer que Le Pen posait les vrais problèmes ? Un militant alsacien du Front national ? Non, c'est un premier ministre de François Mitterrand. Ce ne sont pas des sous-développés de l'intérieur qui ont créé les centres de rétention pour y emprisonner, hors de tout droit réel, ceux qu'on privait par ailleurs de la possibilité d'acquérir les papiers légaux de leur présence.
Ce ne sont pas non plus des banlieusards excédés qui ont ordonné, partout dans le monde, qu'on ne délivre aux gens des visas pour la France qu'au compte-gouttes, pendant qu'on fixait ici même des quotas d'expulsions que devait à tout prix réaliser la police. La succession des lois restrictives, attaquant, sous prétexte d'étrangeté, la liberté et l'égalité de millions de gens qui vivent et travaillent ici, n'est pas l'oeuvre de "populistes" déchaînés.
A la manoeuvre de ces forfaits légaux, on trouve l'Etat, tout simplement. On trouve tous les gouvernements successifs, dès François Mitterrand, et sans répit par la suite. En la matière, et ce ne sont que deux exemples, le socialiste Lionel Jospin a fait savoir dès son arrivée au pouvoir qu'il n'était pas question d'abolir les lois xénophobes de Charles Pasqua ; le socialiste François Hollande fait savoir qu'on ne décidera pas les régularisations de sans-papiers autrement sous sa présidence que sous celle de Nicolas Sarkozy. La continuité dans cette direction ne fait aucun doute. C'est cet encouragement obstiné de l'Etat dans la vilenie qui façonne l'opinion réactive et racialiste, et non l'inverse.
Je ne crois pas être suspect d'ignorer que Nicolas Sarkozy et sa clique ont été constamment sur la brèche du racisme culturel, levant haut le drapeau de la "supériorité" de notre chère civilisation occidentale et faisant voter une interminable succession de lois discriminatoires dont la scélératesse nous consterne.
Mais enfin, nous ne voyons pas que la gauche se soit levée pour s'y opposer avec la force que demandait un pareil acharnement réactionnaire. Elle a même bien souvent fait savoir qu'elle "comprenait" cette demande de "sécurité", et a voté sans état d'âme des décisions persécutoires flagrantes, comme celles qui visent à expulser de l'espace public telle ou telle femme sous le prétexte qu'elle se couvre les cheveux ou enveloppe son corps.
Ses candidats annoncent partout qu'ils mèneront une lutte sans merci, non tant contre les prévarications capitalistes et la dictature des budgets ascétiques que contre les ouvriers sans papiers et les mineurs récidivistes, surtout s'ils sont noirs ou arabes. Dans ce domaine, droite et gauche confondues ont piétiné tout principe. Ce fut et c'est, pour ceux qu'on prive de papiers, non l'Etat de droit, mais l'Etat d'exception, l'Etat de non-droit. Ce sont eux qui sont en état d'insécurité, et non les nationaux nantis. S'il fallait, ce qu'à Dieu ne plaise, se résigner à expulser des gens, il serait préférable qu'on choisisse nos gouvernants plutôt que les très respectables ouvriers marocains ou maliens.
Et derrière tout cela, de longue date, depuis plus de vingt ans, qui trouve-t-on ? Qui sont les glorieux inventeurs du "péril islamique", en passe selon eux de désintégrer notre belle société occidentale et française ? Sinon des intellectuels, qui consacrent à cette tâche infâme des éditoriaux enflammés, des livres retors, des "enquêtes sociologiques" truquées ? Est-ce un groupe de retraités provinciaux et d'ouvriers des petites villes désindustrialisées qui a monté patiemment toute cette affaire du "conflit des civilisations", de la défense du "pacte républicain", des menaces sur notre magnifique "laïcité", du "féminisme" outragé par la vie quotidienne des dames arabes ?
N'est-il pas fâcheux qu'on cherche des responsables uniquement du côté de la droite extrême - qui en effet tire les marrons du feu - sans jamais mettre à nu la responsabilité écrasante de ceux, bien souvent - disaient-ils - "de gauche", et plus souvent professeurs de "philosophie" que caissières de supermarché, qui ont passionnément soutenu que les Arabes et les Noirs, notamment les jeunes, corrompaient notre système éducatif, pervertissaient nos banlieues, offensaient nos libertés et outrageaient nos femmes ? Ou qu'ils étaient "trop nombreux" dans nos équipes de foot ? Exactement comme on disait naguère des juifs et des "métèques" que par eux la France éternelle était menacée de mort.
Il y a eu, certes, l'apparition de groupuscules fascistes se réclamant de l'islam. Mais il y a tout aussi bien eu des mouvements fascistes se réclamant de l'Occident et du Christ-roi. Cela n'empêche aucun intellectuel islamophobe de vanter à tout bout de champ notre supérieure identité "occidentale" et de parvenir à loger nos admirables "racines chrétiennes" dans le culte d'une laïcité dont Marine Le Pen, devenue une des plus acharnées pratiquantes de ce culte, révèle enfin de quel bois politique il se chauffe.
En vérité, ce sont des intellectuels qui ont inventé la violence antipopulaire, singulièrement dirigée contre les jeunes des grandes villes, qui est le vrai secret de l'islamophobie. Et ce sont les gouvernements, incapables de bâtir une société de paix civile et de justice, qui ont livré les étrangers, et d'abord les ouvriers arabes et leurs familles, en pâture à des clientèles électorales désorientées et craintives. Comme toujours, l'idée, fût-elle criminelle, précède le pouvoir, qui à son tour façonne l'opinion dont il a besoin. L'intellectuel, fût-il déplorable, précède le ministre, qui construit ses suiveurs.
Le livre, fût-il à jeter, vient avant l'image propagandiste, laquelle égare au lieu d'instruire. Et trente ans de patients efforts dans l'écriture, l'invective et la compétition électorale sans idée trouvent leur sinistre récompense dans les consciences fatiguées comme dans le vote moutonnier.
Honte aux gouvernements successifs, qui ont tous rivalisé sur les thèmes conjoints de la sécurité et du "problème immigré", pour que ne soit pas trop visible qu'ils servaient avant tout les intérêts de l'oligarchie économique ! Honte aux intellectuels du néo-racialisme et du nationalisme bouché, qui ont patiemment recouvert le vide laissé dans le peuple par la provisoire éclipse de l'hypothèse communiste d'un manteau d'inepties sur le péril islamique et la ruine de nos "valeurs" !
Ce sont eux qui doivent aujourd'hui rendre des comptes sur l'ascension d'un fascisme rampant dont ils ont encouragé sans relâche le développement mental.
Né en 1937, professeur de philosophie à l'Ecole normale supérieure, Alain Badiou articule pensée formelle et récit littéraire, argumentation conceptuelle et intervention politique. Il est notamment l'auteur d'Entretiens I (Nous, 2011), de La République de Platon (Fayard, 596 p., 24,50 €) et, dans la série "Circonstances", aux Nouvelles Editions Lignes, de Sarkozy : pire que prévu, les autres : prévoir le pire (94 p., 9,50 €).
1. 04/10/2012
Bonjour, dans le genre je propose, plutôt qu'un commentaire, cet article de ma façon.
Merci de votre attention
Q. Kiddam
Contre les Roms : un exemple si bien suivi.
L’Etat donne donc l’exemple, et les habitants désormais s’engouffrent dans la brèche et commencent à expulser eux-mêmes les Roms partout indésirables . Ceux-ci viennent d’arriver depuis quelques jours sur un terrain après avoir été chassés du précédent, on s’empresse de dire qu’ils sont dégueulasses, salissent tout et veulent rentrer partout ; et parfois sous le regard neutre ou bienveillant des flics, on les chasse de là à nouveau. Pourquoi pas, puisque l’Etat s’y autorise officiellement ailleurs, à l’appui de pompeuses « décisions de justice » (qui déclarent illicite tel ou tel campement) et depuis que Valls est à l’écoute des plaintes ou demandes des populations elles-mêmes. On a compris que Valls n’est pas un salaud de raciste comme Guéant : il est à l’écoute du peuple de France, lui. Et les élus locaux d’emboiter le pas en manifestant : « Pas de campements dans notre commune ! Que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités ! ». Mais lesquelles au juste ?
Or pour que l’exemple de l’Etat fût suivi par les habitants eux-mêmes, il fallut que le gouvernement « de gauche » se trahisse une nouvelle fois en répétant ce que fit celui de droite. Le scandale soulevé par les expulsions des Roms sous Sarkozy laissait encore l’hypothèse qu’avec la gauche au pouvoir, cela n’aurait plus lieu ; on pouvait donc encore hésiter dans les chaumières, là où on hésitait bien que brûlant d’envie, à faire le jeu de politiques qui affichaient si ouvertement haine et mépris envers les pauvres, et en particulier envers les immigrés et les parias en tous genres. On restait complexé encore à cet endroit.
Maintenant que la gauche fait la preuve, décomplexée elle aussi, qu’elle ne diffère en rien de la droite qu’elle a battue pour rien, on se sent libre de se faire justice soi-même, « sans violence » précise-t-on, et de provoquer l’assentiment des élus après-coup, en réalité de leur faire dire tout haut ce qu’ils pensaient déjà tout bas avant.
Les petits jeux d’histrions de gauche-droite, où comme à Marseille on se renvoie la balle du « vous n’avez rien fait pour les intégrer, vous n’avez eu qu’une gestion policière de la situation – et vous, vous croyez mieux faire en encourageant aujourd’hui les milices ?», ces escarmouches cachent mal la nature du véritable racisme en acte de part et d’autre: ce n’est pas une ethnie ni une civilisation ni des coutumes qu’on rejette ici en bloc (rien à voir avec le racisme anti-arabe auquel on veut aujourd’hui, dans le caniveau et dans la foulée du FN, opposer un prétendu racisme anti-blanc). Ce que l’on refoule misérablement un peu plus loin, loin des yeux du bon franchouillard, c’est l’image de la misère elle-même et des conditions de vie insalubres. C’est l’image de ceux qui n’en n’ont rien à faire d’être intégrés pour travailler et se faire saigner en entreprise, de ceux qui préfèrent peut-être payer par la pauvreté le prix terrible de l’autonomie plutôt que rentrer dans le rang des petits soldats de l’industrie, au garde à vous devant l’autel sacré du travail et ses monuments vénérables - Entreprise et Pôle emploi.
Et en plus ils s’obstinent à vivre en communauté, décidément ils cumulent toutes les tares anti-républicaines. On s’efforce pourtant de leur faire prendre le chemin de l’intégration, mais rien n’y fait. Si au moins on leur accordait la simple hospitalité, ce qu’il demandent d’abord : des terrains salubres pour résider, mais non, il faut qu’infiniment ils restent en dette, qu’ils montrent patte blanche à la République.
Il faut donc chasser la misère des yeux de nos ouailles si fragiles, pour qu’elles désirent sans complexe et sans frayeur le Travail et surtout la Richesse, comme une aspiration naturelle qui doit oublier coûte que coûte le revers de cette médaille. L’élue socialiste Samia Ghali, maire des 15ème et 16ème arrondissements de Marseille, le dit ouvertement et sans fard : « On ne peut pas continuer à laisser perdurer de telles installations sauvages, dans des zones de précarité. Cela n’aide ni les Roms, ni les habitants des lieux. Ces derniers ont l’impression d'être tirés vers le bas » (Libération, 28/09/2012).
Cela me rappelle un triste spectacle vu il n’y a pas si longtemps. A Rennes, on refoule du centre ville dans la journée des bandes de clochards et laissés pour compte en tout genre, avec chiens et baluchons ; ils séjournent alors dans l’immédiate périphérie, sur le parvis de certaines églises, ou dans des angles morts de la ville d’où ils sont censés rester invisibles des commerçants et des clients pour la joie des rues piétonnes et la brillante clarté des vitrines ; et la nuit, sous l’œil vigilent des flics, on les laisse ré-arpenter ces rues qui leur sont interdites de jour à condition qu’ils ne s’y fixent pas trop longtemps et ne commettent aucun tapage nocturne. Et ainsi chaque jour ouvrable de la semaine.
On devrait être heureux d’apprendre que des élus socialistes, après ceux de droite, ont donc le souci de nous tirer tous vers le haut. Pourquoi avons-nous alors la sale impression qu’en réalité ils nous traînent chaque jour un peu plus dans la boue ? Des intellectuels qui font la pose dans la pétition de Médiapart (12/09/2012): Roms, la commune humanité bafouée (quel beau titre) semblent indignés par la trahison du gouvernement socialiste dans cette affaire : « Pourquoi changer de Président, sinon pour changer de politique? Or plus ça change, plus c’est la même chose: les Roms sont encore et toujours pris pour boucs émissaires ». On sent parmi eux des gens qui ont malgré tout voté à gauche aux dernières présidentielles et qui sont déçus ; les couleuvres sont bien difficiles à avaler.
Entre la trahison des politiques et la fausse naïveté des intellectuels médiapartés, nulle chance pour l’instant de nous élever un peu en effet, et de voir les Roms enfin libres de vivre une vie décente sur des espaces accueillants et aménagés (non en bordure d’autoroute ou sous l’échangeur du périphérique) et sur le mode qui leur convient, nomade, semi-nomade ou sédentaire.
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