Minorités | par Madjid Ben Chikh | Dimanche 21 octobre 2012
Pour le curieux que je suis, vivre à l'étranger me donne une position privilégiée, celle d'être où je suis sans y être attaché par tout le fatras de liens familiaux et sentimentaux appelés souvenirs qui nous encroûtent habituellement dans cette nostalgie des racines appelée nationalisme. Je regarde le Japon, et je le pense. Entre lui et moi s'est tissée une histoire complexe, et cela depuis l'enfance. J'aime intimement ce pays, j'en aime l'histoire, la façon dont s'est créée cette langue que l'on nomme le japonais, j'y aime l'empreinte d'un religieux qu'il faut traquer pour le voir mais qui est partout à la fois. J'aime son aspect capricieux, typhons et averses torrentielles, ses séismes et tsunamis dévastateurs dont les plus récents m'attachent encore plus à son peuple. Je ne peux m'empêcher de regarder en observateur, l'esprit détaché des passions, ce qui fait le présent de l'archipel. Tout, ici, aujourd'hui, ne semble plus tenir qu'à un fil. L'économie, la géographie, la diplomatie et la politique, tout, absolument tout semble arrivé en fin de course avec des implications planétaires dont je m'étonne qu'elles ne vous préoccupent pas un plus... C'est donc si loin, le Japon?
L'économie nipponne ne tient plus qu'à un fil. On me reprochera bien des redites sur le sujet. Mais si j'insiste sur la faillite imminente de l'économie de l'archipel, c'est avant tout parce que je lis régulièrement des articles d'une vacuité sans nom sur une prétendue exception japonaise et annonçant une résurrection à venir dont le terme, sans cesse repoussé, prend les allures de légende urbaine pour comptoirs journalistiques. Rien, absolument rien n'indique une quelconque inflexion de ce qui s'annonce comme une troisième décennie de déflation avec cette fois-ci le spectre d'une faillite générale du système financier bâti sur les montagnes de dettes héritées de la gestion clientéliste d'un capitalisme corporatiste et de la bulle financière de la fin des années 80.
230%, voilà le rapport PIB/ dette du Japon, un ratio qui aurait de quoi faire rêver la Grèce ou l'Irlande.
Le succès économique du Japon après guerre fut incroyable. Les élites au pouvoir élaborèrent un modèle de développement mêlant certains aspects « keynésiens » alors en vogue en Europe de l'ouest, à savoir un état-providence, une planification destinée à orienter l'investissement des entreprises et l'investissement public en infrastructures, un enseignement de masse destiné à promouvoir une main d'œuvre hautement qualifiée.
On a souvent dépeint l'économie japonaise comme une économie « socialiste », et c'est faux. Elle est avant tout une économie corporatiste où les salariés ne décident de rien, ni individuellement ni collectivement, et où en échange d'un bonus, de l'inclusion dans le système de sécurité sociale public géré par l'entreprise, d'un certains nombre de primes et avantages, il obéira à toutes les décisions prises par la société : être muté tous les trois ans dans une ville différente de l'archipel, être transféré du jour au lendemain d'un service à un autre, faire des heures supplémentaires et finir le travail après neuf heures du soir.
Une histoire blitz du Japon moderne
De 1945 aux débuts des années 60, les salaires et les conditions de travail furent sacrifiés sur l'autel de l'économie, la police se chargeant de mater un syndicalisme très offensif au nom de la lutte contre le communisme, avec l'aide de la pègre et du gouvernement américain. Le très populaire leader du parti socialiste fut assassiné par un yakuza en 1960, à la veille d'élections qui s'annonçaient victorieuses...
Du début des années 60 au début des années 70, le PIB doubla et une puissante classe moyenne accédant à la consommation de masse émergea dans les grandes entreprises. Cette décennie marque encore profondément l'imaginaire de ce pays désormais peuplé de vieux, avec ces deux moments forts que furent les jeux olympiques de Tôkyô en 1964 et l'exposition universelle d'Ôsaka en 1970.
La fièvre étudiante qui gagna le pays dans la seconde moitié des années 60, avec l'occupation de l'université de Tôkyô et les manifestations contre la guerre du Vietnam, atteignit son paroxysme avec une prise d'otage qui s'acheva dans un bain de sang, prétexte à mater la contestation.
La décennie 70 vit émerger une mentalité consumériste ne remettant pas en cause ce qui fait le propre du salariat japonais: l'obéissance. Tôkyô, à cette époque, se mua en une mégalopole et les projets immobiliers des grandes compagnies de chemins de fer à l'ouest de la capitale poussaient comme des champignons, accélérant les investissements en infrastructures diverses et dopant une croissance économique commençant à devenir anémique dans bien d'autres pays. Parallèlement, la province japonaise se vidait de ses habitants dans un exode vers la capitale, un phénomène qui continue encore de nos jours.
Le Japon avait beaucoup misé sur la maîtrise des technologies électroniques, le transistor, et cette maîtrise lui assura sa domination dans les années 80. L'Europe, mais surtout les USA, connurent alors une déferlante de produits compacts, bien conçus, économes en énergie. JVC imposa le VHS, Sony le Walkman et Matsushita (Panasonic) ses téléviseurs. L'industrie automobile se trouva elle-même mise en concurrence avec Toyota ou Honda, l'Europe comme les USA connurent des vagues de licenciements pendant que le Japon dominait.
Les gouvernements occidentaux accusèrent alors le Japon de dumping monétaire. Avec
les accords du Plaza, le yen s'envola sous l'effet d'intervention des banques centrales et d'une croissance solide tirée par les exportations. Mais après avoir augmenté les taux d'intérêts pour attirer les capitaux et renchérir le Yen, la peur qu'une trop forte appréciation ne desserve les exportations conduisit la Banque du Japon à les baisser à un niveau très bas, encouragés par les USA rentrant alors en récession suite au krach de 1987. Le Japon deviendrait une « locomotive ».
L'afflux de capitaux, les taux d'intérêt très bas facilitant l'endettement et la solidité de l'économie allaient créer une double bulle financière et immobilière inédite depuis 1929. Il était très facile d'emprunter pour investir en bourse ou pour consommer, une véritable fièvre consumériste enflamma la génération hédoniste des années 70 et la jeune génération des années 80. L'envolée du yen ne fut pas freinée, et au début de 1990, le PIB du Japon dépassa le PIB des USA. Le Japon devint la première puissance mondiale. La bourse atteignait un plus haut de 38.500 fin 1989 (moins de 10.000 fin 1985).
Les bulles éclatent sans crier gare. Le resserrement de la politique monétaire pour « refroidir » l'économie en pleine surchauffe inflationniste fin 1989 eut raison du doublement semestriel du prix des biens fonciers, et le marché commença sa descente. Les dettes contractées pour acheter des actions ou des terrains toujours à la hausse devinrent de mauvaises dettes assises sur des créances à la valeur incertaine.
Il y a quelque chose de mensonger à parler de créances douteuses, car ces dettes sont un pur produit de l'économie de marché et de l'illusion qu'il y a à parler de « vrai » marché. Emprunter 100 Euros en les gageant sur un bien valant 200 est extrêmement sûr pour le prêteur, et pourtant, que la valeur de ce bien, pour des raisons qui lui sont extérieures, une guerre, une crise économique, viennent à baisser à 90, et immédiatement l'emprunt devient un emprunt risqué, entraînant une hausse de la prime de risque, l'intérêt. Et qui dit hausse de l'intérêt dit hausse de la dette contractée et de son ratio rapporté au bien mis en garanti, dont désormais la valeur est « douteuse ».
La chute de la bourse entraîna une augmentation exponentielle des dettes privées. Pour pouvoir rembourser ces emprunts qu'ils ne pouvaient honorer, certains japonais empruntèrent à des sociétés financières à l'activité, elle, vraiment douteuse : la mafia avait profité de l'argent facile pour se lancer dans le crédit. Ces sociétés prêtaient à des taux parfois hallucinants, mais elles apportaient à leur client l'air nécessaire qui leur permettrait d'honorer une traite importante en attendant que la bourse ne remonte.
Car c'est bien connu, la bourse finit toujours par remonter...
Comprendre l'endettement nippon La population mît 4 ou 5 ans à comprendre que la bourse ne remonterait pas. Se croyant riche, le gouvernement lança des « plans de relance », traitant par la stimulation de la demande publique une crise de la dette privée ainsi que l'insolvabilité d'un secteur financier cachant son bilan réel en utilisant des crédits dérivés de filiales à filiales... en espérant que ça remonte un jour.
L'industrie, elle, fut frappée de plein fouet par les effets cumulés de la récession mondiale du début des années 90, de la surévaluation du yen et de l'explosion de la bulle financière. Les grandes compagnies commencèrent alors une stratégie dangereuse pour un pays ayant basé son succès sur les exportations : elles se recentrèrent sur leur marché intérieur.
L'attentat au gaz sarin et le grand tremblement de terre de Hanshin, durant l'hiver 1995, adjoints à la grande instabilité politique et à des scandales politico-financiers mêlant la pègre, l'industrie et le parti au pouvoir depuis 1954 furent les symboles en négatif des Jeux Olympiques et de l'exposition universelle d'Ôsaka.
La donne a depuis incroyablement changé. Le Japon n'est plus que la troisième puissance économique mondiale, derrière la Chine. La Corée, envahie au début du 20ème siècle, regardée de haut est, elle, devenue la neuvième puissance mondiale, pas très loin de la France et de l'Italie. Le monde autour du Japon a changé, mais la crise a replié l'archipel et l'a renvoyé à son insularité. La génération d'après guerre rêvait de voyager, la génération des années 70 et 80 regardait le monde avec envie. La jeune génération est satisfaite de ce qu'elle est, pense que le Japon est ce qu'il y a de mieux.
L'économie de l'archipel, entièrement bâtie sur un modèle mercantiliste privilégiant les exportations, et dépendant de ses importations pour produire et s'alimenter, est anémiée. Avec en plus le vieillissement (un quart des Japonais a plus de 65 ans). Avec aussi l'ardoise des 17 et quelques plans de relance ayant bétonné le pays sans empêcher la déflation. Avec un commerce extérieur déficitaire, ne contribuant plus au peu de croissance de ce qui est communément appelé deux décennies perdues...
« La » piscine qui ne tient que par un fil...
Pour satisfaire cet immense outil de production qui a tant fait rêver nos élites développementistes, le Japon a fait le même choix que la France. L'énergie nucléaire. Ce qui, pour un pays recensant pas moins de dix pour cent de l'activité sismique mondiale, a quelque chose de surréaliste (nos élites ont fait le choix de mettre les nôtres dans la vallée du Rhône, sur des failles actives...).
Et il en faut, de l'énergie, pour faire tourner le Japon. Néons dans les villes jusqu'à plus d'heure, air conditionné à vous enrhumer en plein été, éclairages et sur-éclairages dans les magasins, dans le métro, à la maison. Lire
Éloge de l'ombre de l'écrivain junichirô Tanizaki est presque comique. Il y parle de ce goût tout japonais pour le sombre, l'éclairage indirect qu'il oppose au lampadaire occidental. Or, rien, il ne reste rien de ce lieu mystérieux, « oku », où tapie dans l'ombre attendait l'épouse ou la domestique. Madame se vautre désormais dans un fauteuil, sous un grand lustre, devant la télévision, avec l'air conditionné à plein régime, après avoir acheté le repas du soir dans la lumière blanche surpuissante des magasins baignant d'air réfrigéré. La consommation d'électricité des japonais était, avant le séisme, supérieure de 15% à celle des français.
La crise économique que traverse le pays a, elle, fait de l'industrie nucléaire un puissant lobby : le rétrécissement du marché publicitaire a par exemple rendu la presse et la télévision toujours plus dépendantes des compagnies d'électricité, tandis que les grandes compagnies, affamées d'énergie, ont poussé les gouvernements à développer cette énergie quand elles ne concevaient pas elle-même des centrales.
Le séisme du 11 mars et ses conséquences à Fukushima ont révélé les dysfonctionnements de l'appareil d'état sensé contrôler la sécurité, ses liens avec les compagnies électriques, mais également la puissance d'un lobby contrôlant les médias et l'information ainsi que les partis politiques et les syndicats ou les collectivités locales. Alors que les sites américains, dès le 13 mars, révélaient la détection de gaz radioactifs, alors que partout dans le monde circulaient des mesures de radioactivité conduisant les USA a évacuer leurs bases à plus de 200 kilomètres et Areva envoyer son personnel à Ôsaka, la télévision berçait le peuple de messages rassurants.
Il faut l'avoir vu.
La NHK expliquant que mettre une serviette mouillée sur le visage, porter des gants en plastique, des bottes en caoutchouc et utiliser un parapluie permettrait de se protéger des radiations si « à tout hasard » il y en avait, les présentateurs et les comédiens mangeant des fraises et des concombres du département de Fukushima en commentant à quel point c'était bon quand, au même moment, dans le secret des cabinets ministériels, le premier ministre Kan Naoto envisageait l'évacuation des 40 millions d'habitants de la région car la situation était simplement hors de contrôle.
C'est dans ces circonstances que l'on mesure la puissance d'un lobby, et ce ne furent donc que plusieurs mois plus tard que commença à être reconnue l'ampleur de la catastrophe, comme une surprise et presque avec étonnement quand, pourtant, depuis le 13 mars les informations étaient là, disponibles.
C'est dans ces circonstances que l'on mesure à quel point ici l'information est verrouillée et protégée par la triple insularité, celle de la géographie, celle de la langue. Et celle du nationalisme.
Un Fukushima... et puis plus rien
Tout désormais semble revenu à la normale. Les médias ne parlent du 11 mars 2011 que pour commémorer l'anniversaire du tsunami, avec force apitoiement. Ils reviennent dessus pour insister sur la nécessité de stocker les centaines de milliers de tonnes de déchets, «par solidarité », dans tout l'archipel, survolant parfois les oppositions locales dues, on s'en doute, à la crainte que suscite une possible contamination radioactive. Ils commentent parfois ces manifestations hebdomadaires devant la Diète. De temps en temps, par un presque miracle, une information, une vraie, surgit dans le ronron ambiant. Le confort prend alors l'espace de quelques minutes les allures d'une horreur annoncée que l'on ne veut pas trop regarder.
La structure de chacun des quatre réacteurs est en effet incroyablement endommagée et il ne fait aucun doute qu'un nouveau séisme aurait des conséquences dramatiques. Particulièrement pour le réacteur numéro 4. Celui-ci était pourtant à l'arrêt quand survint le tsunami, mais du fait de cet arrêt, on y entreposait des barres de combustible hautement radioactif.
Une poubelle. À environ trente mètres de hauteur. Dans une piscine.
Celle-ci est toujours en place, « par miracle », comme l'affirme le professeur Koide de l'université de Kyôto. Des tonnes de combustible dans une piscine à l'air libre dans un bâtiment ravagé, éventré. Qu'une nouvelle secousse un peu plus forte survienne, qu'un typhon un peu plus fort ne vienne à passer par là, la probabilité que la piscine s'effondre est très élevée. L'exposition à l'air libre des barres de combustible entraînerait immédiatement leur combustion, et donc l'évacuation du personnel. Rien, alors, ne serait possible pour garder le contrôle des trois autres réacteurs. Il serait alors impossible d'empêcher ceux-ci de brûler à leur tour. La proximité de la mer, la présence de nappes phréatiques rendrait quasi-inévitable une explosion due à des dégagements d'hydrogène, au dire d'une majorité de scientifiques. La pulvérisation radioactive pourrait alors s'étendre immédiatement sur une centaine de kilomètres avant, bien entendu, de contaminer plus loin, essentiellement la partie est du Japon, mais également tout l'hémisphère nord. Quelques scientifiques ont même envisagé que là, l'explosion pourrait à elle seule provoquer un séisme et détacher un morceau de la côte. Autant dire, si on veut résumer la situation en gardant la tête froide, que la chute de la piscine numéro 4 aurait des conséquences jusqu'alors inconnues pour l'espèce humaine, à commencer par une évacuation d'urgence de plusieurs dizaines de millions d'habitants...
Un système politique qui ne tient qu'à un fil
La fantastique reconstruction du Japon au lendemain de la guerre fut l'œuvre de la même élite que celle qui le plongea dans la guerre. La gauche communiste et socialiste sortit renforcée du conflit et celle-ci appuya la démocratisation poussée par les USA. Une sorte de légende urbaine fabriquée par les nationalistes voudrait que le Japon soit différent des autres pays développés, et pourtant, il connut des luttes sociales violentes comme toutes les nations industrielles. Il y eu dès le début du 20ème siècle des féministes japonaises, des anarchistes, des syndicalistes, des communistes, car le Japon avalait goulûment tout ce qui venait de l'Occident et aussi parce que l'industrialisation provoquait le même arrachement et la même exploitation.
Si le régime autoritaire de
Meiji, inspiré sur le modèle Prussien, ne permit pas une réelle expression de tous ces courants, l'ère
Taishô (du nom de l'empereur qui régna de 1912 à 1926) vit les élites du pays se diviser sur le cours politique à donner au pays et il y eut alors une période d'intense activité intellectuelle qui rompit avec le mimétisme occidentalisant de la période précédente pour conduire à des synthèses beaucoup plus « japonaises ». Taishô, c'est le kimono avec un chapeau et une cravate. C'est la « moga » (Modern Girl), la garçonne japonaise, qui se promène sur Ginza avec sa copine en kimono. C'est un moment extrêmement créatif, et très mal connu des Japonais qui n'y voient, propagande postérieure oblige, qu'une période de désordre dominée par un empereur faible.
Et c'est vrai que l'empereur était faible. Si cette faiblesse encouragea la démocratisation, elle poussa l'armée à aller toujours plus loin. Quand l'empereur Shôwa prit le pouvoir, la voie était déjà toute tracée pour l'aventure nationaliste qui allait conduire à l'invasion de la Chine et de toute l'Asie, puis à la guerre du Pacifique, à l'assassinat de ministres opposés à cet expansionnisme et à la suspension des libertés politiques et syndicales et la répression politique.
Autant dire que l'après-guerre fut donc vécu pour les opposants au régime nationaliste comme une libération, et jusqu'aujourd'hui, la gauche et l'extreme gauche japonaises sont attachées à la constitution votée par référendum en 1946, en particulier ce très original article 9 qui fait du pays un pays sans armée, pacifiste.
Pourtant, quand en 1947 les USA firent de la lutte contre le communisme leur nouvelle priorité, c'est sur l'élite en place durant la guerre qu'ils s'appuyèrent. La gauche fut de plus en plus intimidée, et la droite revint aux affaires. Si les nouveaux dirigeants conservateurs furent d'abord de hauts fonctionnaires, ils furent vite rejoints par des « criminels de classe A » libérés par les USA entre 1947 et 1949, la droite s'unifiante en 1954 pour former le PLD, transformant le modèle économique démocratique de 1946 en une organisation corporatiste dédiée aux besoins des entreprises. Ce parti réclame désormais l'abrogation de l'article 9 et la restauration de l'armée japonaise. Chaque année, ces politiciens poussent plus loin les interdictions d'aborder les crimes du Japon dans les manuels scolaires, obligent les enseignants à se lever en inclinant la tête quand résonne l'ambigu hymne national sous peine d'amende voire de licenciement.
Leur nationalisme ne peut cacher leur collusion avec les élites financières et industrielles du pays, les mêmes qui, comme Mitsubishi, avaient poussé le pays dans la voie d'un expansionnisme et d'une guerre leur permettant de constituer de monumentales fortunes. C'est cette collusion qui explique cette capacité à exporter dans le monde entier tout en maintenant des barrières douanières limitant les importations ou les investissements directs étrangers dans l'archipel.
Un gouvernement tous les ans...
et l'extrême droite populiste qui revient
comme en Europe
La détérioration de l'économie a toutefois amené ce système à sa fin, et de nos jours, les gouvernements changent en moyenne une fois par an, le long règne de la droite conservatrice PLD a pris fin, et l'échec du Parti Démocrate DPJ à réformer la société japonaise a comme sellé l'impasse politique et économique dans lequel le pays est englué depuis le début des années 90.
Dans ce climat politique où le clientélisme et le nationalisme l'emportent, où l'économie décline face à la Corée (innovation), la Chine (production) et Singapour (finance), où dès que l'on sort de la capitale on perçoit les ravages de la dépression dans la dénuement visible de la population des campagnes, où dès que l'on sort des quartiers proprets ultra-modernes que les guides vous invitent à visiter pour avoir un frisson de modernité on aperçoit des SDF aussi seuls, aussi sales, aussi nombreux que ceux qui hantent les villes de l'Occident depuis près de trente ans, où la gauche semble comme inexistante tant les médias l'ignorent et tant la pression sociale s'exerce contre toute forme de contestation politique (il suffit de voir la relative indifférence aux mobilisations anti-nucléaires rassemblant pourtant chaque fois plus d'une centaine de milliers de personnes), où les minorités sont simplement reléguées à l'invisibilité et aux stéréotypes, où l'Amérique continue de pousser ses intérêts sans tenir compte de l'exaspération grandissante des population dans ce qui est un véritable néo-colonialisme, il y a de la place pour un populisme d'extrême droite, puisque le nationalisme est banalisé depuis des décennies.
Tant que l'extrême droite ressemblait à ces braillards hurlant à la sortie des gares, il n'y avait rien à craindre. Mais la donne vient de changer, et le Japon rejoint l'Europe dans l'émergence d'une nouvelle extrême-droite populiste, ultra-libérale, anti-élites. Et dans ce pays où la bureaucratie s'incarne dans un pouvoir ultra centralisé à Tôkyô, ce nouveau populisme émerge de la province, de l'ancienne rivale de Tôkyô, Ôsaka.
L'ancien préfet du département d'Ôsaka, Tôru Hashimoto a gagné l'an dernier la mairie de la ville d'Ôsaka, parvenant à placer un allié à la tête du département, avec un mot d'ordre, transformer Ôsaka en métropole, sur le modèle de Tôkyô. Son succès et celui de son parti, « groupe pour le renouveau d'Ôsaka », lui ont donné des ailes et l'ont conduit récemment à lancer son parti au niveau national, le « groupe pour le renouveau du Japon ». Les médias se sont précipités sur cette personnalité originale, ancien avocat et célébrité médiatique s'exprimant comme un voyou, d'origine sociale trouble avec un père plus ou moins lié à la pègre.
Avec lui, tout y passe. Trop de bureaucrates, trop de députés, trop de dépenses, il faut rendre aux régions l'argent de la TVA plutôt que l'envoyer à l'état qui le dilapide, obliger de chanter l'hymne national, déréguler l'économie et signer le traité de libre échange trans-pacifique, réarmer le pays... Son programme est un fourre-tout qui n'est pas sans rappeler celui des nouvelles extrêmes droites européennes. Il casse avec le consensus poli qui règne et qui fait se ressembler chaque politicien à son prédécesseur.
Mi-septembre, alors qu'il ne faisait toujours que commencer à créer son parti, il était dors et déjà crédité de 17% dans les sondages pour les futures élections l'an prochain. Devant le parti au pouvoir en pleine déconfiture. Et juste derrière le principal parti d'opposition de droite ultra-conservatrice. Les appels du pieds de ce derniers se succèdent et c'est ainsi que l'ultra-conservateur et ancien premier ministre Abe vient d'être nommé leader le la droite conservatrice : il s'est prononcé pour une collaboration avec Teru Hashimoto. Ce type d'alliance, au Japon, ne soulève aucune protestation.
Il faut peut être ajouter que le maire de Tôkyô lui-même, Ishihara, quand il tient des propos racistes, homophobes, qu'il fait la chasse aux discothèques gays, ne soulève pas le tollé que ce type de discours provoquerait dans bien des capitales de pays développés. C'est admis, banal, dans ce qui s'apparente avant tout à une démocratie de façade monopolisée par quelques grands groupes et quelques grandes familles et où règne une résignation passive teintée d'un ressentiment grandissant qui ne demande qu'à s'exprimer.
Les élites nationalistes ont persuadé la population que la démocratie était un produit d'importation. Les larges mobilisations antinucléaires démontrent qu'il n'en est rien...
La paix suspendue à un fil...
Car il faut bien reconnaître que cet échouage économique, social, politique et écologique au moment où la Chine et la Corée colonisées au 20ème siècle accèdent au rang de grande puissances ne va pas sans poser de problème. Surtout si la Chine se montre plus agressive pour faire valoir ce qu'elle estime son droit.
Régulièrement, la tension monte entre les deux puissances, toujours elle finit par redescendre, mais de façon toute asiatique, par nécessité, sans jamais avoir mis une bonne fois pour toute les questions en suspens. Et il y en a, des questions.
Dans les années 1850, le Japon fut terrorisé par l'idée d'être colonisé quand les navires militaires américains, britanniques puis français le forcèrent à ouvrir ses ports et son commerce. S'ensuivirent quinze années de troubles politiques qui se soldèrent par un changement de régime puis une modernisation à marche forcée derrière le slogan « technique occidentale, esprit japonais ». Un joli malentendu...
Car c'est là que tout démarre, toutes ces contradictions qui assaillent aujourd'hui l'archipel, explique ce nationalisme exacerbé dans un pays à la mentalité si rurale, au peuple bon enfant (je veux dire, vraiment), rieur, nonchalant et pacifique, un peu porté sur l'alcool, qui ignore le tabou du sexe et sait se montrer également laborieux, studieux et incroyablement digne, honnête. Il faut traverser la campagne, entrer dans un bistrot ou croiser une fête populaire pour saisir cette incroyable simplicité paysanne qui y existe encore.
Le pays se lança donc dans une frénétique copie de l'Occident aussi fidèle que possible à l'original, il tenta d'oublier l'Asie pour devenir un étrange hybride occidental sans racine. On interdit les bains publics mixtes et on cacha la nudité pour ne pas passer pour « des sauvages » aux yeux de l'Angleterre victorienne. On bannit le kimono que l'on confina de plus en plus à une sorte de folklore pour le peuple quand les élites portaient moustaches et corsets. On mima, on singea l'Occident dont on prit ici un modèle de constitution, là l'organisation militaire, le système éducatif, l'organisation administrative. Plus tard, quand la seconde guerre ne fut plus qu'un souvenir, on se fit « ouvrir » les yeux, on copia les banlieues américaines, ses centres commerciaux, on voua un culte à Mickey. Quand tout ce qui pouvait rappeler l'Asie fut refoulé, on distribua au peuple une américanisation forcenée. On envoya les disques de shamisen, de kabuki ou de koto au rayon des « musiques du monde » et l'on institua des brass band dans les écoles ainsi que des orchestres amateurs destinés à jouer Mozart ou la neuvième symphonie de Beethoven. On ne garda de la si riche culture du pays que des caricatures principalement nationalistes, à commencer par ce cliché de « pays des samurai ». Imaginez, faire de la France un « pays des chevaliers ».
Or, le crépuscule occidental laisse la place au réveil de toute l'Asie. La Corée inonde le monde de ses voitures et de sa musique et Samsung a désormais remplacé Sony au rayon du cool. La Chine, Taïwan, fabriquent les dalles plasma du monde entier, Hong Kong et Singapour se disputent le rôle de hub financier pour l'Asie sous le regard discret de l'Inde qui, elle, attire les activités tertiaires de toute la région. L'Europe, les USA, tout le monde est bien conscient que désormais l'Asie a émergé de sa torpeur post-coloniale. Tout le monde, sauf le Japon, car il a oublié sa propre position géographique, et encore plus, tout ce qui le lie à cette région du monde, que ce soit la culture du riz, l'écriture chinoise, le bouddhisme, le confucianisme, la plupart de ses contes pour enfants, l'architecture et l'urbanisme de ses capitales anciennes, la peinture et sa littérature classique.
Alors que le retour de l'Asie pouvait enfin alléger le fardeau de cette modernisation involontaire en sortant le Japon de son face-à-face solitaire avec un Occident tout aussi craint qu'admiré, il en révèle les ravages culturels accomplis ces 150 dernières années, un phénomène accentué par l'aventure coloniale de la « sphère de coprosperité asiatique », avec ses massacres et ses crimes contre l'humanité, un épisode où le Japon pût révéler au monde qu'il avait désormais atteint le même degré de violence que l'Occident.
Le Japon est incapable de regarder l'Asie comme son égal. Le Japon a intériorisé l'occidentalo-centrisme. Partout, les publicités vous montrent des blancs, des blanches. Parce que c'est sensé être beau. De l'Asie, le Japon ne voit que l'exotisme ou le danger, exactement comme l'Occident avec les pays musulmans. Or, l'Asie est de plus en plus riche. Et au cœur de l'Asie, au milieu, la Chine tente de retrouver sa place, d'être le cœur battant vers lequel tout converge ou diverge. La Chine est le pays du milieu. Même en japonais.
Le Japon est, lui, isolé.
Alors, quand la Chine exprime une revendication territoriale, les hommes politiques ne savent pas gérer la situation. Leur seule réponse est une réponse nationaliste, solitaire, du même niveau que la dictature nationaliste chinoise. Régulièrement, des bateaux chinois attaquent des bateaux de pêcheurs thaïlandais, vietnamiens et les gouvernements de ces petits pays encore trop faibles ne parviennent pas à défendre leur droit.
Si le Japon regardait les autres états comme ses égaux, il se ferait leader en Asie, défendant le droit et l'intégrité territoriale pour tous contre une Chine de plus en plus impérialiste. S'il se sentait partie prenante de l'Asie, il chercherait à mettre sa relation à plat avec la Corée, car la Corée du sud craint la Corée du nord, ce régime totalitaire qui ne tient que grâce à Pékin.
Mais non, le Japon cultive l'isolement splendide, ne voyant pas la géopolitique bouleversée non seulement en Asie, mais aussi dans le monde. Le Japon n'a pas compris que les USA ne le défendront pas car la Chine finance sa dette et la Corée est la clé du contrôle des voies maritimes dans cette région, bien plus qu'un Japon qui, de toute façon, de fait, est annexé et déclinant.
Alors depuis plusieurs semaines, la tension monte entre la Chine et le Japon, et comme le Japon est isolé, la Corée elle-même exprime ses propres revendications territoriales, et comme la Chine et la Corée sont de la partie, voilà Taïwan qui s'y met. Mais rien ne change la politique japonaise qui ne voit pas d'alternative à l'isolement, et donc à une surenchère verbale dans le nationalisme.
Les violences anti-japonaises ont un effet dévastateur sur une opinion publique pourtant pacifiste, mais exaspérée car l'enlisement de la situation cristallise tout le ressentiment envers des élites incapables de faire tourner l'économie, dissimulatrices, corrompues, incompétentes face à la Chine désormais incompréhensible, mais s'aplatissant face aux USA quand ceux-ci utilisent leurs bases comme bon leur semble...
Ici, la population n'en peut plus. Elle assiste, avec un calme qui commence à me faire peur, à l'échouage du pays, dominée par une élite qui continue sa partie comme si de rien n'était. Nous étions nombreux à penser que le pays changerait après le séisme, mais rien n'a changé.
Je regarde ce pays suspendu à un fil au dessus du vide, à l'image de cette piscine du réacteur numéro 4 de l'unité un de la centrale de Fukushima, et une incroyable tristesse m'envahit dans la contemplation de paysages autrefois magnifiques et que l'activité des hommes a à ce point abîmés. Je regarde ces enfants dont l'avenir ne ressemble à rien, ces vieux dans mon quartier de Asakusa, ils rigolent apr��s avoir un peu trop picolé, ils l'ont bien mérité, après tout, ils ont bien travaillé, je regarde ces jeunes le cul à moitié à l'air et le sourire qui jaillit, beaux comme des dieux quand vient la saison des
matsuri, quand ils portent le
mikoshi...
Quel gâchis.
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Mis en ligne par Paco