Le chantier d’un futur tramway menacé par les marchés financiers. Une politique municipale de transports publics contestée par les banques. C’est ce qui a failli arriver à la ville d’Aubagne, dans les Bouches-du-Rhône. La municipalité communiste a décidé, en mai 2009, d’instaurer la gratuité totale des transports en commun. La ville et sa communauté d’agglomération (Pays d’Aubagne et de l’Étoile) entendent bien étendre ce principe au futur tramway, dont la mise en service est prévue en 2014.
De quoi faire grincer des dents l’opposition municipale qui fustige « une dette lourde de 2 600 euros par habitant. Alors qu’une ville comme Lyon (460 000 habitants) affiche 300 millions d’euros de dette, celle d’Aubagne (46 000 habitants) explose avec plus de 123 millions d’euros ». Aux plans de rigueur et d’austérité, la majorité municipale préfère maintenir un bon niveau de service accessible à toute la population. « Un avenir, ça se prépare par des investissements à long terme », estime Magali Giovannangeli, présidente de la communauté d’agglomération. Une vision que ne partagent pas les créanciers de la ville.
Rompre avec les agences de notation
Pour son budget 2012, Aubagne affiche 18 millions d’euros d’investissement [1]. À l’inverse des préconisations de l’agence de notation Fitch Ratings, qui a dégradé en octobre 2010 la note de la commune à BBB- (« qualité moyenne inférieure »). En cause à l’époque : des dépenses augmentant plus vite que des recettes, et une multiplication des emprunts à court terme auprès des banques [2]. Pour améliorer sa note, Aubagne aurait donc dû tailler dans son budget, en réduisant ses investissements et en se concentrant sur le remboursement de ses dettes. « Nous en avons assez de nous retrouver dans cette situation honteuse où, après avoir fait tomber des États, les agences veulent peser sur les collectivités, explique Magali Giovannangeli. Oui, nos collectivités locales doivent présenter un budget en équilibre, mais nous voulons faire nos propres choix politiques. » Fin 2011, Aubagne et sa communauté d’agglomération décident de rompre unilatéralement leur contrat avec l’agence de notation Fitch Ratings.
Contre toute attente, cette sortie du jeu financier ne remet pas en cause les chantiers engagés. « L’État nous avait déjà accordé une subvention de 13,76 millions d’euros, ce qui a montré le sérieux du projet auprès des banques », confie la présidente de l’agglomération à Basta !. Estimées à 166 millions d’euros (hors taxes), les deux lignes de tramway seront financées à hauteur de 40 % par les subventions publiques et de 50 % par les emprunts bancaires. Les 10 % restants proviennent des fonds propres de l’agglomération. Mais comment rembourser ces emprunts alors que le tramway sera gratuit ? « Les emprunts contractés sont intégralement financés par le "versement transport" des entreprises, qui passe de 1,05 % à 1,8 % de leur masse salariale de plus de 9 salariés », répond Magali Giovannangeli. Le tramway ne sera donc pas financé par un impôt supplémentaire sur les ménages, comme s’en inquiètent plusieurs élus de l’opposition, mais par les entreprises qui contribuent ainsi au transport quotidien peu polluant de leurs salariés.
Sortir les biens communs locaux des marchés
Dans un contexte où l’on ne parle que de « rassurer les marchés financiers », les décisions d’investissements d’Aubagne et de sa communauté d’agglomération détonnent. À l’occasion d’une émission d’Envoyé spécial sur les agences de notation, le 29 mars dernier, des journalistes interrogent sur ce sujet le maire communiste d’Aubagne, Daniel Fontaine. Ce passage télé lui a valu bon nombre de remarques acerbes sur les réseaux sociaux, ce qui l’a conduit depuis à refuser tout entretien sur ce thème [3]. On lui reproche notamment d’« être généreux en hypothéquant l’avenir de nos enfants ». « Notre position politique nous conduit à ce genre de remarques, relève Magali Giovannangeli. On n’endette pas les générations futures mais on investit sur l’avenir. Le tramway, par exemple, va permettre de gagner du temps, de la sérénité, de désenclaver les villes. »
Aubagne et sa communauté d’agglomération n’ont pas seulement misé sur la gratuité des transports en commun, ils se sont aussi tournés vers la gestion publique de l’eau. « Nous y travaillons avec d’autres collectivités qui se sont déjà lancées, explique la présidente de la communauté d’agglomération. Nous sommes plusieurs collectivités à avoir la volonté de coopérer pour sortir des critères financiers et inventer des alternatives. Je suis convaincue qu’à partir du moment où l’on résiste on crée quelque chose de neuf. » Les élus observent ainsi avec attention les recours en justice qui se multiplient contre les banques, comme à Saint-Étienne (Loire).
Attaquer les banques en justice
Dans la guerre que mènent les collectivités contre les emprunts toxiques, la ville de Saint-Étienne a remporté sa première victoire, le 24 novembre 2011. Neuf mois plus tôt, la municipalité a arrêté de rembourser un emprunt toxique auprès de la Royal Bank of Scotland (RBS), après avoir demandé en justice leur annulation. La banque a alors exigé que la ville reprenne sans attendre ses paiements, la menaçant d’une astreinte de 10 000 euros par jour de retard. La banque n’a pas eu gain de cause. Dans le jugement rendu en novembre 2011, le tribunal de grande instance de Paris, saisi en référé, estime que la « légalité » des emprunts est aujourd’hui « sérieusement contestée » et qu’il faut un débat de fond pour trancher le conflit. Dans un communiqué, Maurice Vincent, sénateur-maire socialiste de Saint-Étienne, s’est déclaré satisfait de la décision du tribunal qui « reconnaît la forte responsabilité des banques face aux situations délicates de nombreuses collectivités territoriales face aux emprunts toxiques » [4].
Cette jurisprudence pourrait encourager d’autres collectivités territoriales concernées par les emprunts toxiques à engager des procédures. Comme Saint-Étienne, des centaines de communes ont découvert avec la crise qu’elles possédaient, souvent à leur insu, des « junk bonds » – des produits financiers pourris – dans leurs comptes. Les taux d’intérêts variables appliqués à ces emprunts, basés sur les évolutions de taux de change par exemple, très instables, peuvent ainsi faire exploser les remboursements. La commune de Sassenage (Isère), 10 919 habitants, en a fait l’amère expérience. Elle s’est vu proposer par Dexia – la banque spécialiste du financement aux collectivités locales aujourd’hui en démantèlement – un produit indexé sur la parité euro/franc suisse. Ce qui a généré 500 000 euros de remboursements supplémentaires.
Vers une « class action » des élus locaux ?
Le montant des emprunts les plus toxiques, contractés par les collectivités locales, avoisineraient les 19 milliards d’euros, selon le rapport de la commission d’enquête sur « les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux », rendu public en décembre 2011. La commission est présidée par le socialiste Claude Bartolone, député et président du conseil général de Seine-Saint-Denis. Le département est soumis à un véritable cycle infernal. Les surcoûts liés à ces emprunts représentaient en 2011 l’équivalent de la construction d’une crèche, en 2012 l’équivalent de 10 crèches, puis en 2013 l’équivalent d’un collège. Avec d’autres élus, dont le maire de Saint-Étienne, Claude Bartolone a participé à la création de l’association « Acteurs publics contre les emprunts toxiques ». « Les élus locaux ont souhaité marquer leur volonté d’unir leurs efforts dans le cadre d’une action collective », précise le site de l’association. Celle-ci n’exclut d’ailleurs pas l’action judiciaire, une sorte de « class action » des élus locaux.
À mi-chemin entre Saint-Étienne et Lyon, la commune de Rive-de-Gier (15 000 habitants) a elle aussi décidé de traîner la banque Natixis devant les tribunaux. Pour un emprunt toxique de 2,4 millions d’euros contracté en 2007, Rive-de-Gier pourrait payer jusqu’à 300 000 euros en 2012 pour s’en débarrasser ! Sa voisine Saint-Étienne ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. La ville travaille actuellement sur des projets d’assignation en justice concernant trois emprunts contractés auprès de Dexia, indexés sur des taux de change et des produits exotiques. Aubagne, qui a souscrit auprès de la RBS le même type de prêt que Saint-Étienne, a décidé en mars 2012 d’assigner la banque en justice. La ville conteste la légalité de deux emprunts toxiques de 55 millions d’euros. Dans la foulée de la victoire des Stéphanois, Aubagne espère pouvoir obtenir l’annulation de cette dette. De quoi réduire de plus d’un tiers l’ardoise totale. Et préserver la gratuité des transports en commun !
Sophie Chapelle