« Monsieur, je vous écris pour vous signaler que mes conditions de détention ne cessent de se dégrader », « Si j’ai décidé de vous contacter, c’est que le quotidien, ici, n’est plus supportable »… En trois ans, plus de 3 000 lettres ont été adressées au contrôleur général des lieux de privations de liberté (CGLPL), Jean-Pierre Delarue. Des extraits de ces appels à l’aide résonnent dans le documentaire À l’ombre de la République, réalisé par Stéphane Mercurio, qui sort en salle ce 7 mars.
Nommé en 2008 par le président de la République (à la demande des Nations unies), Jean-Pierre Delarue est entouré d’une trentaine de personnes qui arpentent, au fil des mois, les prisons, centres de rétention, établissements de santé mentale, locaux de garde à vue. Les contrôleurs restent en moyenne cinq jours dans une prison ou un hôpital ; ils y mènent environ 60 entretiens individuels avec des personnes privées de liberté et des membres du personnel. La majorité des visites sont faites de manière inopinée. La plupart du temps, le CGLPL est saisi par la personne privée de liberté elle-même.
Zones de non-droit
« Chaque année, 340 000 personnes prennent le chemin d’un lieu de privation de liberté, rappelle Jean-Pierre Delarue. Notre mission, c’est d’aller les rencontrer, et de nous assurer qu’ils sont traités comme des êtres humains. » Dans les images glanées par Stéphane Mercurio, revient, comme un triste refrain, le besoin fondamental d’avoir la parole. De parler et d’être entendu. « On nous dit toujours que, pour améliorer les prisons, il faudrait des milliards et des milliards. Mais qu’il n’y a plus de milliards et que, par conséquent, on ne peut rien changer, note Jean-Pierre Delarue. Pourtant, beaucoup de réformes pourraient être menées sans dépenser beaucoup d’argent. Prendre le temps d’écouter les gens, par exemple, ne coûterait pas tellement cher. »
Les détenus qui parlent dans À l’ombre de la République racontent les douches qui ne fonctionnent pas, le droit très aléatoire de passer des coups de fil, les passe-droits dont bénéficient certains prisonniers, la cantine qui coûte trop cher… Autant d’atteintes quotidiennes à leur dignité qui brisent leur confiance en eux, et en les autres. Le non-respect, c’est aussi cette personne hospitalisée en hôpital psychiatrique à qui on interdit de prendre son dessert, son fromage et son café, simplement parce qu’elle n’a pas terminé son plat de résistance…
60 heures de travail payé 90 euros
Le documentaire de Stéphane Mercurio rappelle aussi que le droit du travail ne s’applique pas en prison. Certaines détenues y remplissent par exemple, toute la journée, des cartons de « cochonnets » (de pétanque) pour… 3 euros le carton. Sachant qu’on ne peut apparemment faire que deux cartons par mois ! « Nous avons inspecté environ 1 500 bulletins de paie, détaille Jean-Pierre Delarue. Les trois quarts des gens étaient en dessous du salaire minimum normalement en règle dans les prisons. » Salaire minimum inférieur de près de deux fois à celui qui prévaut dehors, soit environ 500 euros par mois. Une détenue travailleuse apparaît à l’écran : elle touche, pour 60 heures de boulot dans la semaine… 90 euros !
Avec À l’ombre de la République, nous entrons aussi dans la prison flambant neuve de Bourg-en-Bresse, qui devrait à terme recevoir plusieurs milliers de détenus. Dans ces lieux, où l’on distribue des médicaments visiblement (trop) facilement, les liens humains sont très distendus. Voire inexistants. Les espaces à contrôler sont plus étendus. Et le personnel moins fourni. Les surveillants se retrouvent seuls et parfois peu rassurés. Du coup, ils y vont moins et les détenus n’ont personne à qui parler. « Les détenus se sentaient plus à l’abri dans les anciennes prisons », souligne Jean-Pierre Delarue. Avec les nouvelles constructions, ils ont gagné en confort mais ont perdu en relations humaines, alors que c’est un élément essentiel pour assurer une sortie dans de bonnes conditions. On a troqué la vétusté contre l’isolement. Et tout le monde en souffre, personnel compris. » Jean-Pierre Delarue plaide pour un arrêt de ce qu’il appelle « l’industrialisation de la captivité ». Pour le moment, le gouvernement n’y est pas encore résolu.
On ressort de ces lieux interdit par l’abandon dont ils semblent être l’objet, surpris par l’humanité qui y subsiste malgré tout, et impressionné par le bien que les contrôleurs semblent faire aux personnes enfermées, en prenant simplement le temps de les écouter. Reste aussi cette question inconfortable, posée par l’un des protagonistes du documentaire : « Comment espérer qu’un homme sorte de prison meilleur, dans ces conditions ? »
© Photographie Grégoire Korganow