Les blés ont leur arche de Noé

Source : Sud-Ouest, par Benoît Martin, mis en ligne le 4 décembre 2014

En Lot-et-Garonne, Jean-François Berthelot cultive les blés anciens, et avec eux, la mémoire de l’humanité

 

Les blés ont leur arche de Noé Pour Jean-François Berthelot (à g.), la gestion à la ferme des variétés anciennes de blé est indispensable au maintien de la biodiversité. © Photo photo B. M.
 
Blé de Redon et blé carré de Sicile. Petit rouge du Morvan et blé du Chili. Blé de Noé et blé d'Odessa sans barbes. Parcelle après parcelle, les blés se succèdent dans ce champ pentu, perché sur les coteaux du confluent du Lot et de la Garonne. Ici, des épis roux, minces et lâches, aux grains rouges d'apparence glacée. Là, des épis très compacts balancent sous le soleil de juillet leurs barbes blanches et leurs gros grains allongés.

Depuis quinze ans, Jean-François Berthelot, paysan et boulanger, étoffe sa collection de blés anciens à Port-Sainte-Marie. « Ce n'est ni du passéisme, ni du folklore », prévient-il, affairé à terminer ses moissons, gâchées par un vilain mois de juin orageux. « Il s'agit juste d'explorer la richesse de la biodiversité. »

N'allez pas dire à ce fils et petit-fils de boulangers que le blé, c'est du blé. « Il y a blé ET blé. Et un blé, c'est un blé », insiste, sibyllin, Jean-François Berthelot. Couleur, forme, taille, de la paille, des épis, des glumes et des grains… Arômes, facilité de panification, qualités nutritives… Combien y a-t-il de variétés de blé dans le monde ? 80 00 ? 100 000 ? 150 000 ?

À chaque terroir son blé

Cette multitude insoupçonnée « prend ses racines dans les plaines du Croissant fertile, en Mésopotamie, il y a des dizaines de milliers d'années. Le blé n'est encore qu'une graminée sauvage. L'homme finit par domestiquer la céréale. Du Moyen-Orient vers l'Europe, l'Afrique du Nord et l'Asie, le blé suit l'homme dans ses pérégrinations et accompagne le développement de l'humanité », dévoile François Balfourier, directeur du Centre de ressources génétiques (CRB) des céréales à paille de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) de Clermont-Ferrand.

Températures, climats, terrains, latitudes… Comme les populations qu'il nourrit, le blé s'adapte aux environnements, aux terroirs qu'il rencontre, grâce à l'extraordinaire plasticité de sa structure génétique. En France, chaque terroir a le sien. Rouge de Bordeaux ou d'Alsace, barbu de l'Aveyron ou du Roussillon… Chaque région possède sa variété, adaptée au sol, au climat et aux pratiques des paysans du cru.

Au XIXe siècle apparaît le métier de sélectionneur. Les Vilmorin en sont les plus illustres représentants. Louis, Henry… puis Philippe et Jacques, qui expérimentent les premiers croisements dès 1873. « Ils vont chercher la résistance aux maladies dans les blés anglais, la précocité dans les blés russes et la résistance à la sécheresse chez les italiens », explique Jean-François Berthelot. Comme si plusieurs blés n'en faisaient plus qu'un.

Course aux rendements

Voilà les blés déconnectés de l'œil et de la main du paysan qui, depuis des millénaires, choisit les meilleurs grains des plus beaux pieds. Les variétés hybrides, génétiquement plus homogènes, remplacent progressivement les variétés de pays dès le début du XXe siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, tout s'accélère. L'agriculture devient vraiment industrie. La révolution agricole lance la course aux rendements. « Sélection, mécanisation, remembrement, fertilisation chimique. Il faut produire plus. Pour nourrir la France et l'Europe », précise François Balfourier. Des lignées de blés pures et stables envahissent les champs français. Boostés par les engrais et les traitements chimiques, ces blés-là sont susceptibles de s'affranchir des contraintes de leur milieu.

« Des blés avec plus de grains, plus d'engrais, plus de protéines, toujours plus mécanisables et panifiables pour des pains toujours plus blancs… Semenciers, agriculteurs, industries chimiques et agroalimentaires, boulangers, consommateurs… Finalement, tout le monde est content ! » constate Jean-François Berthelot.

Côté biodiversité, c'est la saignée. La science l'a démontré. En 2011, une étude pilotée par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité révèle l'homogénéisation génétique des variétés de blé tendre cultivées en France. Entre 1912 et 2006, il y a toujours plus de variétés mises sur le marché mais de moins en moins de diversité génétique. Comme si les nouveaux blés tournaient en rond, sans régénération.

Résistance et virulence

« Cette uniformité génétique augmente la vulnérabilité du blé aux bactéries, aux champignons, aux insectes… ainsi que sa sensibilité aux facteurs environnementaux », prévient Isabelle Goldringer, généticienne à l'Inra. « Comme l'environnement est en perpétuelle évolution, les populations de blés doivent pouvoir continuer à s'adapter. »

Attention, danger ! Apache, Talent, Top, Hardi, Fidel… Certaines variétés modernes peuvent couvrir 20 % des surfaces cultivées en France. Une attaque de rouille ou de champignons plus virulente que d'habitude sur cette espèce dominante, et ce serait la catastrophe.

Sélection massale et adaptation locale. Échanges, mélanges et croisements naturels. « La gestion paysanne, à la ferme, est indispensable au maintien de la biodiversité. Elle est complémentaire d'une conservation dans les banques de grains », confirme Isabelle Goldringer.

Ses 150 variétés de pays, Jean-François Berthelot est allé les chercher parmi les 12 000 variétés du CRB de Clermont-Ferrand (lire ci-dessus). « Et aussi en Italie, en Allemagne, en Syrie ou en Géorgie. Pour dénicher ce qui se comporte le mieux chez nous », précise le paysan boulanger. Juste quelques grains, au fond de la main, qu'il fait grandir sur ses microparcelles. « Le but n'est pas de muséifier les blés mais d'observer, analyser, multiplier et partager. » Les grains, les savoirs et les savoir-faire.

Comme Jean-François Berthelot et son Centre d'étude et terre d'accueil des blés (Cetab) lot-et-garonnais, plus de 70 organisations ont rejoint le Réseau semences paysannes depuis 2003. Le maintien de la biodiversité sera collectif et participatif ou ne sera pas. « Comme cela se faisait avant l'âge d'or des sélectionneurs », glisse le paysan.

Pas question, ici, de transposer ces pratiques aux gigantesques champs de la Beauce. Il s'agit juste de montrer que c'est vital et de répondre aux envies de bio et de bon pain au sein des circuits courts en plein développement. « Que voulez-vous ! Je porte le blé haut dans mon cœur, glisse le boulanger. Le blé, c'est fait pour faire du pain. À la couleur d'un blé, je vois déjà la couleur de mon pain. »

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