Source : Reporterre, par Bénédicte Martin, mis en ligne le 9 mai 2014
C’est une belle victoire de la société civile : le Conseil d’Etat a suspendu le 6 mai les autorisations d’épandage aérien de pesticides en France. La bataille juridique a été menée par des environnementalistes antillais.
La semaine dernière, des associations antillaises étaient venues à Paris pour présenter devant le Conseil d’Etat, une demande d’abrogation de l’arrêté permettant de déroger à l’interdiction de l’épandage aérien de pesticides en France. Nous avions rencontré Béatrice Ibéné, présidente de l’Association pour la Sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles (ASFA) et porte-parole du mouvement de lutte contre les épandages aériens en Guadeloupe.
Le Conseil d’Etat vient de donner sa réponse : son ordonnance interdit cette pratique en France et condamne les ministères concernés à verser mille euros aux associations (voir ordonnance en bas de page).
Malgré leur interdiction par le règlement européen de 2009, les épandages aériens continuaient en France, profitant d’un arrêté ministériel autorisant des demandes de dérogations.
Les Antilles, où l’on cultive intensivement les bananes, se battaient depuis plusieurs années pour empêcher les ballets d’avions au-dessus de leurs têtes. Déjà très touchée par la pollution au chlordécone, la population ne supportait plus de voir les îles saupoudrées de produits phytosanitaires toute l’année, au mépris de la santé des habitants et de la biodiversité exceptionnelle des Antilles.
Depuis 2012, les associations ASFA, EnVie-Santé et AMAZONA œuvrant pour la protection de la nature et la santé des habitants, avaient déposé des recours devant les tribunaux administratifs de l’ile de la Guadeloupe et gagné à chaque fois. Mais les demandes de dérogations aux épandages continuaient et la Martinique restait durement touchée par les pulvérisations de fongicides.
En obtenant, lundi 6 mai 2014, la suspension de l’arrêté par le Conseil d’Etat, les associations font cesser définitivement ces pratiques dangereuses pour la santé publique en se faisant entendre à l’échelon suprême de la juridiction administrative. Les épandages aériens ne pourront plus avoir lieu dans les autres départements français, comme en Bourgogne où des protecteurs de la nature et de la santé bataillaient aussi contre cette pratique. C’est une belle victoire de la société civile.
"Vu la requête, enregistrée le 28 mars 2014 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles (ASFA), représentée par sa présidente, dont le siège social est situé « Mâ en woch », Morne Burat à Sainte-Anne (97180), l’association EnVie-Santé, représentée par son président, dont le siège social est situé 115, boulevard Général de Gaulle à Gosier (97190), et l’association des mateurs amicaux des z’oiseaux et de la nature aux Antilles (AMAZONA), représentée par sa présidente, dont le siège social est situé à Pointe d’Or, aux Abymes (97139), agissant par leurs représentants légaux en exercice ; les associations requérantes demandent au juge des référés du Conseil d’Etat :
1°) d’ordonner, sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, la suspension de l’exécution de l’arrêté du 23 décembre 2013 de la ministre des affaires sociales et de la santé, du ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et du ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt relatif aux conditions d’épandage par voie aérienne des produits mentionnés à l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime ;
2°) de mettre à la charge de l’Etat le versement à chacune des associations requérantes de la somme de 1 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
elles soutiennent que :
- la condition d’urgence est remplie, dès lors que l’arrêté litigieux porte une atteinte suffisamment grave et immédiate à la santé et à l’environnement ;
- l’arrêté contesté est contraire aux dispositions de la directive 2009/128 du Parlement et du Conseil du 21 octobre 2009, dès lors qu’il ajoute une possibilité de déroger à la règle de l’interdiction des épandages aériens lorsqu’ils présentent un avantage manifeste pour la sécurité des opérateurs ;
- il méconnaît les principes constitutionnels de précaution et de participation du public ;
Vu l’arrêté dont la suspension de l’exécution est demandée ;
Vu la copie de la requête à fin d’annulation de cet arrêté ;
Vu le mémoire en défense, enregistré le 18 avril 2014, présenté par le ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, qui conclut au rejet de la requête ;
il soutient que :
- la condition d’urgence n’est pas remplie ;
- l’urgence n’est pas caractérisée dès lors que l’arrêté du 23 décembre 2013 n’a pas d’incidence directe sur l’environnement ou la santé publique et n’a pas pour effet de faciliter l’intervention des arrêtés préfectoraux autorisant l’épandage aérien ;
- aucun moyen soulevé n’est de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- l’arrêté litigieux n’est pas contraire à la directive 2009/128 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 ;
- il ne méconnaît pas les principes constitutionnels de précaution et de participation du public ;
- Vu le mémoire en réplique, enregistré le 28 avril 2014, présenté par les associations requérantes, qui conclut, à titre principal, à la suspension de l’exécution de l’arrêté contesté, sauf en son article 20, et, à titre subsidiaire, à sa suspension en tant qu’il s’applique aux Antilles et à la Guadeloupe, sauf en son article 20 ;
elles soutiennent en outre que :
- il existe d’autres solutions viables pour lutter contre les cercosporioses ;
- les avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ne tiennent pas compte des espèces indigènes, des groupes vulnérables et des effets cocktail ;
- la dérive des produits épandus et la contamination des eaux de surface et des eaux souterraines en milieu tropical sont sous-estimées ;
Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles et autres et, d’autre part, le ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, la ministre des affaires sociales et la ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie ;
Vu le procès-verbal de l’audience publique du 28 avril 2014 à 10 heures 30 au cours de laquelle ont été entendus :
- la représentante des associations requérantes ;
- les représentants du ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt ;
et à l’issue de laquelle le juge des référés a prolongé l’instruction jusqu’au lundi 5 mai 2014 à 17 heures ;
Vu le mémoire complémentaire, enregistré le 29 avril 2014, présenté par le ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens ;
il soutient en outre que :
- l’épandage aérien de produits phytosanitaires est impossible en Guadeloupe puisque les avions ont été vendus à la République dominicaine ;
- le public est consulté durant au moins 15 jours avant tout arrêté préfectoral sur le fondement de l’arrêté contesté ;
Vu le mémoire en réplique, enregistré le 30 avril 2014, présenté par les associations requérantes, qui conclut, par les mêmes moyens, à titre principal, à la suspension de l’exécution de l’arrêté contesté, sauf en son article 20, et, à titre subsidiaire, à sa suspension en tant qu’il s’applique aux Antilles et à la Guadeloupe, sauf en son article 20 ;
Les parties ayant été invitées, le 2 mai 2014, à présenter leurs observations sur le moyen d’ordre public tiré de ce que les conclusions tendant à la suspension de l’arrêté du 23 décembre 2013 sauf en son article 20 seraient irrecevables en raison de l’indivisibilité entre les dispositions de l’article 20 et les autres dispositions de l’arrêté litigieux ;
Vu le mémoire, enregistré le 5 mai 2014, présenté par les associations requérantes, qui conclut, à titre principal, à la suspension de l’arrêté litigieux, à titre subsidiaire, à sa suspension en tant qu’il s’applique aux Antilles et à la Guadeloupe et, à titre infiniment subsidiaire, à sa suspension sauf en son article 20 ;
Vu le mémoire, enregistré le 5 mai 2014, présenté par le ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt qui conclut aux mêmes fins par les mêmes moyens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment la Charte de l’environnement à laquelle renvoie son Préambule ;
Vu la directive 2009/128 du Parlement et du Conseil du 21 octobre 2009 ;
Vu le code rural et de la pêche maritime ;
Vu le code de justice administrative ;
1. Considérant qu’il ressort des dernières écritures que les associations requérantes entendent confirmer et maintenir leurs conclusions initiales tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté du 23 décembre 2013 ;
2. Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article L. 521-1 du code de justice administrative : « Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » ;
Sur la condition d’urgence :
3. Considérant qu’il résulte de ces dispositions que le prononcé de la suspension d’un acte administratif est subordonné notamment à une condition d’urgence ; que l’urgence justifie la suspension de l’exécution d’un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ; qu’il appartient au juge des référés d’apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l’acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue ; que l’urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire ;
4. Considérant que pour justifier de l’urgence à prononcer la suspension demandée, les associations requérantes font notamment valoir que la pratique d’épandages aériens de produits phytosanitaires peut entraîner la destruction directe de la faune présente en surface par contact direct et par ingestion directe ou indirecte et constituer un risque grave pour la santé humaine ; que l’arrêté litigieux fixe les conditions dans lesquelles peuvent être accordées des dérogations provisoires à l’interdiction de procéder à des épandages aériens ; que les préfets de département, saisis d’une demande en ce sens , sont susceptibles, à l’issue de la consultation publique préalable obligatoire, de prendre à tout moment un arrêté, sur le fondement de l’arrêté contesté, accordant une dérogation à l’interdiction de l’épandage aérien ; que, si la dérogation est publiée le jour de sa signature sur le site de la préfecture concernée avant la réalisation des opérations de traitement, ces opérations sont susceptibles d’intervenir cinq jours ouvrés après avoir fait l’objet d’une déclaration préalable, et leur réalisation doit être portée à la connaissance du public au plus tard 72 heures avant le traitement ; qu’ainsi, dans les circonstances de l’espèce, et en particulier de la brièveté des délais susmentionnés, l’exécution de l’arrêté litigieux est susceptible de porter une atteinte grave et suffisamment immédiate aux intérêts défendus par les associations requérantes ; qu’il résulte de ce qui précède que la condition d’urgence requise par l’article L. 521-1 du code de justice administrative pour justifier la suspension immédiate de l’arrêté contesté est caractérisée ;
Sur la condition tenant à l’existence d’un moyen propre à faire naître un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté du 23 décembre 2013 :
5. Considérant qu’en vertu de l’article 9 de la directive 2009/128/CE du Parlement et du Conseil du 21 octobre 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable : « 1. Les États membres veillent à ce que la pulvérisation aérienne soit interdite. / 2. Par dérogation au paragraphe 1, la pulvérisation aérienne ne peut être autorisée que dans des cas particuliers, sous réserve que les conditions ci-après sont remplies: a) il ne doit pas y avoir d’autre solution viable, ou la pulvérisation aérienne doit présenter des avantages manifestes, du point de vue des incidences sur la santé humaine et l’environnement, par rapport à l’application terrestre des pesticides ; » ; que cet article a été transposé en droit interne par l’article L. 523-8 du code rural et de la pêche maritime, aux termes duquel : « La pulvérisation aérienne des produits phytopharmaceutiques est interdite. / Par dérogation, lorsqu’un danger menaçant les végétaux, les animaux ou la santé publique ne peut être maîtrisé par d’autres moyens ou si ce type d’épandage présente des avantages manifestes pour la santé et l’environnement par rapport à une application terrestre, la pulvérisation aérienne des produits phytopharmaceutiques peut être autorisée par l’autorité administrative pour une durée limitée, conformément aux conditions fixées par voie réglementaire après avis du comité visé à l’article L. 251-3 » ;
6. Considérant que l’arrêté contesté prévoit notamment, en son article 3, une dérogation à l’interdiction de la pratique des épandages aériens « lorsqu’un organisme nuisible menaçant les végétaux ne peut être maîtrisé par d’autres moyens de lutte, ou si cette technique présente des avantages manifestes, dûment justifiés, pour la santé, l’environnement ou la sécurité et la protection des opérateurs du fait de l’impossibilité du passage de matériels terrestres en raison : - de la hauteur des végétaux ; ou / - d’une pente ou dévers des parcelles trop importants : ou / - d’une portance des sols trop faible » ; qu’il a pour effet de permettre une dérogation à l’interdiction de la pulvérisation aérienne sur le seul critère de la sécurité et de la protection des opérateurs ; qu’il ressort toutefois tant de la directive du 21 octobre 2009 que de l’article L. 521-8 du code rural et de la pêche maritime qu’une telle dérogation n’est possible que sur le double critère de l’avantage manifeste pour la santé et l’environnement ; que le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions précitées est, à lui seul, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, de nature à faire naître, en l’état de l’instruction, un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté contesté ;
7. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que les conditions posées par l’article L. 521-1 du code de justice administrative, pour que le juge des référés puisse prononcer la suspension d’une décision contestée, sont remplies en l’espèce ; qu’il y a, dès lors, lieu de suspendre l’exécution de l’arrêté du 23 décembre 2013 du ministre de l’agriculture ;
Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
8. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat le versement à l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles, à l’association EnVie-Santé et à l’association des mateurs amicaux des z’oiseaux et de la nature aux Antilles de la somme de 1 000 euros chacune au titre des dispositions de
l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
O R D O N N E :
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Article 1 : L’exécution de l’arrêté du 23 décembre 2013 de la ministre des affaires sociales et de la santé, du ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et du ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt relatif aux conditions d’épandage par voie aérienne des produits mentionnés à l’article L. 253-8 du code rurale et de la pêche maritime est suspendue.
Article 2 : L’Etat versera à l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles, à l’association EnVie-Santé et à l’association des mateurs amicaux des z’oiseaux et de la nature aux Antilles la somme de 1 000 euros chacune au titre des dispositions de
l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à l’association pour la sauvegarde et la réhabilitation de la faune des Antilles, à l’association En Vie-Santé, à l’association des mateurs amicaux des z’oiseaux et de la nature aux Antilles, au ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt, à la ministre des affaires sociales et de la santé et à la ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie.
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