La BD au risque de l'histoire

Marianne2. 12 novembre 2011 par Myriam Perfetti

Toujours plus audacieuses et mieux documentées, les bandes dessinées historiques sont devenues un véritable phénomène d'édition. De la Rome antique au nazisme en passant par la guerre d'Espagne, passage en revue des meilleurs titres du moment.



En France, la bande dessinée se porte bien. Hier encore vue en genre mineur pour jeunes réfractaires à toute idée d'ouvrir un livre, un vrai, sans images, elle est largement appréciée et représente aujourd'hui 400 millions d'euros de chiffre d'affaires. La BD historique, elle, est carrément devenue un impressionnant phénomène d'édition. Pour autant, certains pensent encore que ce type de narration historique contrevient au précepte d'Alexandre Dumas : «Il est permis de violer l'histoire à condition de lui faire de beaux enfants.» C'est oublier Hugo Pratt, François Bourgeon, Tardi, Enki Bilal et Art Spiegelman, qui, chacun dans son domaine de prédilection - la Grande Guerre, l'entre-deux-guerres, la Shoah, le XVIIIe siècle et la chute du Mur - démontrent qu'on peut allier imagination, rigueur historique et précision documentaire.

Sérieuse et documentée

Ainsi, les cinq volumes des Passagers du vent, la saga maritime du XVIIIe siècle signée Bourgeon et parue entre 1979 et 1984, se sont vendus à plus de 3 millions d'exemplaires, dans le petit monde de la BD où la moyenne des ventes se situe à 6 000 exemplaires. Déjà à l'époque, aucun historien ne pouvait taxer François Bourgeon de fantaisie. Pas un cordage de navire, pas une plante exotique, pas un vêtement, pas une arme, qui ne soit d'époque. Même chose avec Murena, la saga sur l'empereur Néron lancée par Jean Dufaux et Philippe Delaby en 2001. Les huit premiers volumes se sont tous arrachés à 150 000 exemplaires, ont reçu l'imprimatur du magazine l'Histoire, et suscitent même des colloques à la Sorbonne. Dépassée, la seule visée éducative longtemps attribuée à ce genre de récits historiques. Finis, les abracadabrantesques voyages d'Alix, passager gay friendly d'une Antiquité fantasmée sous le crayon de Jacques Martin dans les années 50. Aujourd'hui, la BD historique est sérieuse, documentée, elle revendique même deux festivals, l'un à Briançon, l'autre à Senlis, qui attirent professeurs d'université et lecteurs toujours plus nombreux. En cette rentrée, parmi les quelque 5 500 titres de BD parus, nombre d'entre eux regardent l'histoire droit dans les yeux. Un devoir de mémoire ? Une façon de révéler qu'on a du mal à se projeter dans le futur ? Une facilité ? «Aucun des trois», assure Fabien Nury, scénariste qui, avec le dessinateur Sylvain Vallée, collectionne les récompenses, parmi lesquelles le très convoité Prix de la série au festival d'Angoulême 2011, pour leur saga phénomène Il était une fois en France, dont le tome V, le Petit Juge de Melun, vient de sortir. «L'Histoire avec un grand H est tout simplement un vivier extraordinaire de sujets. C'est un véritable espace de liberté, on n'a pas de problème de budget comme au cinéma. Joseph Joanovici, le héros d'Il était une fois en France, est un personnage que je n'aurais jamais osé créer. Imaginez : immigré roumain dans les années 20, juif, analphabète, collaborateur, résistant, trafiquant, escroc, un salaud ordinaire qui fut l'un des trois seuls juifs au monde à qui Israël a refusé la nationalité ! Joanovici a pourtant réellement existé, il a fasciné Alphonse Boudard, Patrick Modiano, moi-même et visiblement les lecteurs. La BD historique permet tout cela : revisiter des époques et révéler des choses moins connues.»

La guerre en planches

Dans la nuit la liberté nous écoute, Maximilien Le Roy
Dans la nuit la liberté nous écoute, Maximilien Le Roy
Ironie de l'histoire, la BD peut même parfois servir d'outil documentaire. Ainsi, Fabien Nury et Sylvain Vallée ont-ils été contactés par un producteur israélien, le petit-fils de Joseph Joanovici, qui souhaitait utiliser les planches pour illustrer un documentaire qu'il réalise sur son grand-père. Cet fidélité à l'histoire est aussi au coeur de la démarche de Maximilien Le Roy pour Dans la nuit, la liberté nous écoute. Son héros, Albert Clavier, est tout aussi réel que Joseph Joanovici et sa trajectoire atypique révèle un pan d'histoire oublié, celui des «ralliés». Ainsi, Albert, engagé pour l'Indochine en 1947, passera à l'ennemi en intégrant l'armée de libération d'Hô Chi Minh, à la suite des exactions commises par ses camarades sur les populations locales. En 186 superbes pages bichromes à dominante vert kaki, Le Roy rend hommage à ces hommes qui ont choisi de déserter au nom de leurs idéaux.

Jacques Rochel et Vink Khoa regardent eux aussi les fantômes de leur passé. Camarades au lycée de Danang, au Vietnam, dans les années 60, ils se sont unis pour donner naissance à Sur la route de Banlung - Cambodge 1993. A l'époque, Jacques Rochel est mandaté par l'ONU pour organiser les premières élections cambodgiennes après l'ère khmère rouge. Ses souvenirs mis en images dans des tons vifs témoignent de la difficile transition démocratique cambodgienne. Le Sud-Est asiatique est un territoire peu visité par la BD, tout comme la guerre d'Espagne. Un jeune auteur, Jean-Sébastien Bordas, en a pourtant fait le sujet de sa série, le Recul du fusil, dont le tome II est en cours d'écriture. «J'ai voulu donner vie aux souvenirs de mon grand-père maternel, républicain espagnol, explique-t-il. C'est une histoire qui a bercé mon enfance, j'ai voulu lui rendre hommage, ainsi qu'à tous les combattants des Brigades internationales.» Au final, une oeuvre délicate, sorte de Jules et Jim sur fond épique de guerre d'Espagne sans manichéisme ni parti pris.

La Seconde Guerre mondiale, elle, est évidemment très revisitée en BD. Témoin, Airborne 44 de Jardinet, best-seller l'année dernière, qui revient avec un tome III s'échouer sur les plages du débarquement allié en compagnie d'un jeune héros américain de 19 ans. Ces planches, validées par Philippe Gillain, conservateur du musée Décembre-1944, en Belgique, et superbement réalisées à l'aquarelle, permettent d'appréhender, entre vérité et fiction, la sauvagerie et le chaos du D-Day. Ou encore Résistances, de Derrien et Plumail, qui évoque les combattants de l'ombre grâce à une subtile mécanique romanesque, un triangle amoureux mettant aux prises Sonia, juive, communiste, qui travaille pour un général allemand, Louis, qui vit du marché noir, et André, parti rejoindre de Gaulle à Londres. A citer également, l'Apogée des dragons de Corbeyran et Rodier, une série uchronique sur le monde occulte du nazisme. Son héros ? L'authentique archéologue et officier SS Ernst Schäfer, personnage central de l'Ahnenerbe, la Société pour la recherche sur l'héritage ancestral fondée par Himmler afin de démontrer la supériorité des Aryens. Une série surnaturelle qui rappelle les délirantes justifications pseudo-scientiques du régime nazi.

Epique mais réaliste

L'histoire antique a toutefois encore la cote. Les Aigles de Rome, série signée Marini, est un succès. Au-delà du travail de documentation évident, Enrico Marini, avec son dessin sensuel, restitue l'esprit de la Rome du Ier siècle ap. J.-C., décadente et cruelle. Une sorte de version illustrée de la série vedette de la chaîne HBO, «Rome». Ici l'épique rejoint le réalisme. Tout comme dans les Boucliers de Mars, recommandés par Historia, qui auscultent la Rome de Trajan, et dont le tome II, malgré le décès du scénariste Gilles Chaillet en septembre dernier, est prévu pour janvier 2012. L'historien de l'art Patrick Weber livre aussi sa vision de Sparte dans Ne jamais demander grâce. Là encore, on est très loin des oeillades d'Alix, même si l'un des auteurs de la célèbre série antique, Christophe Simon, participe à la série. Tout est fureur, énergie et éducation guerrière. Un album grave qui donne envie de se replonger dans les livres d'histoire, car l'amère réalité dépassera toujours la fiction, même la plus rigoureuse.

Sélection

Sur la Seconde Guerre mondiale :

Il était une fois en France, tome V, le Petit Juge de Melun, Glénat.

Airborne 44, tome III, Omaha Beach, de Jarbinet, Casterman. Le tome IV, Destins croisés, sortira en janvier 2012.

Résistances, tome II, le Vent mauvais, de Derrien et Plumail, Le Lombard.

Vivre libre ou mourir : 9 récits de Résistance, de Derrien, Le Lombard.

l'Apogée des dragons, tome I, l'Héritage ancestral, de Corbeyran et Rodier, Soleil Productions.

Et aussi : Apocalyse Hitler, de Costelle et Clarke, Acropole.

Sur le Sud-Est asiatique :

Dans la nuit, la liberté nous écoute, de Le Roy, Le Lombard.

Sur la route de Banlung - Cambodge 1993, de Rochel et Vink, Dargaud.

Sur l'Antiquité :

Sparte, tome I, Ne jamais demander grâce, de Simon et Weber, Le Lombard,

Les Aigles de Rome, livre III, de Marini, Dargaud. Sortie le 10 novembre. Les Boucliers de Mars, tome II, de Gine et Chaillet, Glénat. Sortie janvier 2012.

Commentaires (1)

1. Bieser 30/11/2011

Auteur de la BD "Vies tranchées" Les soldats fous de la grande guerre (Delcourt), je veux bien vous faire une petite bibliographie sur les BD les plus récentes concernant 14-18 qui manqsuent à votre article
Cordialement H Bieser

Ajouter un commentaire
Code incorrect ! Essayez à nouveau

Membre du réseau Infovox, je publie sur Agoravox, coZop, etc.