Franck Lepage : « Si je deviens ministre, je crée un ministère de l’éducation populaire »

Source : Friture mag, par Christophe Abramovsky, mis en ligne le 16 mars 2014

Franck Lepage, ancien directeur de MJC, créateur des « Conférences gesticulées » et ministre de la culture du fictif alter-gouvernement, pense la culture au sens de l’éducation populaire de l’immédiat après-guerre.

Vous avez une définition de la culture qui change de l’acception habituelle. Faut-il avoir une analyse historique pour saisir le concept de culture ?

C’est vrai, car pour moi la culture, c’est l’ensemble des stratégies qu’un individu mobilise pour résister à la domination. Aussi, pour comprendre pourquoi la culture est un outil de résistance, il faut remonter à la Révolution française, c’est-à-dire au début de la société industrielle. Au XVIIIème siècle, avec la société industrielle naissante, la propriété mobilière appartient aux marchands. Certes, ils s’enrichissent, mais ils ne peuvent pas avoir le pouvoir parce que l’Aristocratie domine. Elle a le pouvoir, mais ne travaille pas. Avec la Révolution, la richesse mobilière va dégager la richesse immobilière. En d’autres termes, la bourgeoisie va virer l’Aristocratie. La révolution ce n’est qu’une classe qui chasse l’autre.

Avec la société industrielle une nouvelle classe émerge : les prolétaires. Pour l’essentiel, il s’agissait de paysans pauvres déracinés des campagnes. Ils se retrouvent dans un tissu urbain et avec un statut social proche de l’esclave. Ils connaissent des conditions de travail inhumaines et beaucoup meurent prématurément. Ces gens-là n’ont plus de culture. Ils n’ont plus de repères identitaires ou communautaires, en fait tout ce qui fait la culture. C’est pour ça que la question culturelle se met en place à ce moment-là et elle est absolument centrale. Les ouvriers vont se poser des questions de nature culturelle. Ils vont se demander qui ils sont, quelles sont leurs valeurs. A la moitié du XIXème siècle, Karl Marx réalise son fameux questionnaire sur les enquêtes de conscientisation pour la classe ouvrière : qui sommes-nous, qu’est-ce que nous vivons concrètement ? Nous sommes au cœur de la question culturelle.

A la fin du XIXème siècle, Jules Ferry met en place la soi-disant école laïque, dans laquelle il est expressément dit que le but est la soumission des prolétaires. Ceux-ci doivent apprendre la résignation et le respect des riches… Les ouvriers vont alors se demander s’ils doivent mettre leurs enfants à l’école de la bourgeoisie, une école qui ne transmet pas les valeurs de la classe ouvrière. Au tournant du siècle, à partir de 1905, des universités populaires vont voir le jour. L’éducation populaire devient une branche dans le mouvement ouvrier, elle devient visible : ce sont tous les cercles ouvriers et de bourses du travail. Avec 1936 arrive les congés payés et la question des loisirs. Le mouvement ouvrier va s’organiser autour de nombreuses associations de culture ouvrière et de loisir.

La création du ministère de la culture va institutionnaliser la culture avec un grand « Q », comme vous le dites dans votre conférence gesticulée. Pourquoi s’éloigne-t-il des principes de l’éducation populaire énoncés à la Libération ?

Le concept de ministère de la culture a été inventé dans trois Etats totalitaires, l’Union Soviétique de Staline, l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini. Tout cela est normal, puisque un Etat totalitaire contrôle toujours le sens d’une société. En d’autres termes, si l’Etat dicte la culture, alors on est dans un Etat totalitaire.

Au sortir de la guerre, en France, avec un Parti communiste à près de 25%, les instructeurs de l’éducation populaire pensaient récupérer le concept totalitaire de ministère de la culture en l’adaptant à une démocratie. Leurs intentions étaient généreuses, car ils voulaient en faire un ministère de l’éducation populaire, c’est-à-dire de la vraie culture dans laquelle on aurait travaillé les rapports sociaux, le syndicalisme, le féminisme, le mouvement social, la vie associative, et les artistes. Ils ont perdu !

En 1959, De Gaulle crée le premier ministère des affaires culturelles avec Malraux à sa tête et la philosophie n’a rien à voir avec l’éducation populaire. En réalité, Malraux n’est qu’une marionnette mise au service de la droite. Il est juste l’incarnation d’une droite très dure qui vient des fonctionnaires rapatriés de la France d’outre-mer. En fait, ce sont ces fonctionnaires coloniaux qui ont fait le ministère de la culture. Cette droite-là va fabriquer un ministère de la culture totalement anti-populaire basé sur la promotion du génie humain et d’abord du génie français. Il n’y a rien de plus anti-populaire. C’est un ministère du génie, juste de l’art pour l’art, inaccessible au commun des mortels.

Vous avez incontestablement une dent contre l’art contemporain. Pensez-vous que l’art contemporain nous détourne des principes d’une culture populaire et d’une analyse en termes de rapports sociaux ?

Bien sûr ! Il faut d’abord avoir une vision historique et géopolitique. Dès 1945, la culture va devenir un enjeu central. A Berlin, juste après la guerre, les Soviétiques mettent en place une maison de la culture. Ils ont une longueur d’avance sur les autres pays. Et du coup, les intellectuels occidentaux ont tous le regard tournés vers l’Union Soviétique, car tout intellectuel veut changer le monde…

C’est là que la CIA invente l’art contemporain. Cet art ne dit rien et n’est simplement qu’un jeu de formes neutres. Comme le déclare un ancien directeur de la CIA : « L’opération de désinformation la plus réussie de toute l’histoire de la CIA est le financement de l’art contemporain en Europe ». En effet, pour détourner tous les intellectuels européens de la menace communiste, la CIA va ainsi mettre en place un système de financement de la culture qui ne parle pas des rapports sociaux. Stravinski va par exemple en bénéficier. Elle va les entraîner vers un combat sans enjeu qui s’appelle la culture, qui est un jeu de transgression permanente, mais jamais de subversion. Pour promouvoir une culture qui n’est que de la liberté d’expression totalement dégagée des enjeux de société, elle va financer le narcissisme artistique. Et ça va marcher.

Plus on enlève du sens et plus on dit que c’est ça la liberté. Cette vision de la culture va gagner et la vision d’une culture plus engagée va s’effondrer en France. La culture est donc une entreprise de dépolitisation des rapports sociaux. C’est fait au nom des grands principes, comme toutes perversions. L’art qui parle vraiment de la vie des gens, ce n’est pas de l’art, c’est du réalisme socialiste.

Pensez-vous que le paradigme de la démocratisation culturelle soit un leurre pour abandonner la lutte des classes ?

C’est sa principale fonction. Et d’ailleurs, paradoxalement, les communistes ont une responsabilité écrasante dans l’abandon de la culture ouvrière. En 1934 déjà, quand un front commun antifasciste se met en place, les communistes vont déclarer qu’il n’y a pas de culture ouvrière, mais une culture universelle confisquée par la bourgeoisie et qu’il faut la rendre au peuple. C’est le paradigme de la démocratisation culturelle qui se met en place avec le mythe de jean Villard. En fait, sans le savoir, le Parti communiste s’aligne sur la définition bourgeoise de la culture. Quand dans les années 80, les socialistes inventent la politique de la ville, ils dépolitisent totalement la question de la lutte des classes dans les quartiers populaires. Le discours dominant devient celui de la participation, du lien social, de la cohésion sociale. C’est l’idée qu’il ne faut plus se fâcher entre riches et pauvres… Et ça marche aujourd’hui encore. Le socio-culturel devient la culture des pauvres, qui sert à empêcher l’énonciation du conflit social.

Autre exemple intéressant. En 1971, les soviétiques ont un problème de pénurie de blé et ils vont négocier avec les Etats-Unis. En pleine fausse guerre froide, il y a des accords secrets pour que les Etats-Unis fournissent en blé l’Union Soviétique. En même temps, l’ambassade américaine organise un coup extraordinaire : elle pousse des artistes dissidents russes à faire une exposition d’art contemporain. La police évidemment interdit l’exposition. Et, preuve que la culture est un enjeu central, les américains négocient pour que l’exposition soit autorisée… Elle le sera !

Réécouter l’émission de France Inter "Là-bas si j’y suis" avec Franck Lepage

Vous refusez l’assimilation entre l’art et la culture. En quoi l’art nous empêche de penser les questions sociales ?

Quand on dit culture, tout le monde entend art. L’avantage avec l’art, c’est que ce n’est pas dangereux pour le pouvoir, ça ne le remet pas en question. L’art ne peut avoir que lui-même pour objet. C’est la mort de la culture. En 1965, au congrès d’Argenteuil, le Parti Communiste déclare que l’œuvre d’art est « inquestionnable ». Tout est dit. Les artistes sont souverains, ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Le Parti Communiste est en fait, une fois encore, le jouet de la CIA.

Donc avec la culture, on va promouvoir l’art, le beau. La totalité de la gauche est tombé dans le piège. Elle va faire croire à tout le monde que la démocratie, c’est l’art. Alors si tu attaques la culture comme je le fais, c’est irrecevable. En 1981, quand la gauche arrive au pouvoir, elle va faire plus fort que Malraux : l’artiste va être propulsé à des niveaux jamais atteints…

Il y a deux ans, j’ai été invité par la Parti Communiste à des assises sur l’art et la culture. Déjà, sur la plaquette de présentation, il n’y avait que des ateliers sur l’art. Quid de la culture. Je leur ai posé trois questions : leurs positions sur la suppression du baccalauréat, qui ne sert en fait qu’à empêcher les classes populaires d’accéder aux études supérieures. Ne s’agit-il pas là d’un enjeu culturel ? Je les ai interrogé sur le rôle du management participatif dans l’entreprise, qui à coup de langage flingue les métiers. Est-ce que le management c’est de la culture ? Enfin, j’ai demandé si le Parti Communiste envisageait de dénoncer explicitement l’art contemporain comme escroquerie nationale et détournement d’argent public, ne servant qu’à François Pinault pour défiscaliser ses millions en achetant trois bouts de moquette, le tout sous le haut patronage de l’Etat. Mes questions ont fâché tout le monde !

En fait, il faudrait à gauche un courage considérable pour casser cette assignation, art et culture. Il faut redire à la gauche que la culture c’est les rapports au travail, le management, les rapports de production et les rapports sociaux. Il faut refaire de l’éducation populaire.

Dans l’alter-gouvernement, vous supprimez le ministère de la culture, pour en faire une direction de la culture transversale à tous les ministères. En réalité, la culture n’est rien d’autre que de l’éducation populaire.

Oui, en quelque sorte ! Si demain je suis au gouvernement, je débaptise le ministère de la culture. Je le rebaptise immédiatement pour ce qu’il est c’est-à-dire un secrétariat d’état aux beaux-arts… et je rajoute un ministère de l’éducation populaire. Dans l’alter gouvernement, j’étais ministre de la culture. D’abord ce ministère est supprimé, il n’existe plus comme administration spécifique, il devient une direction de la culture dans tous les autres ministères. Il devient, par exemple, la façon de vulgariser les politiques de santé et les questions médicales qui touchent toute la société… La culture c’est la dimension transversale de tout cela, ça n’est pas un champ à part. Si tu mets la culture dans un bocal, tu la tues !

Et puis le ministère de la culture devrait être le lieu où on se bat notamment contre le management qui est une escroquerie majeure poussant beaucoup de gens au suicide. Le ministère de la culture devrait interdire qu’on appelle démarche qualité ce qui est en fait une démarche pour davantage de productivité. Il devrait y avoir là un délit d’escroquerie. Ce serait simplement un ministère qui s’attacherait à la culture, qui travaillerait le langage, non pas pour le surveiller, mais pour interdire les dérives du genre « croissance négative » pour signifier la récession économique, « plan de sauvegarde de l’emploi » pour parler de licenciement collectif… Ce serait un ministère qui s’attacherait au travail des représentations. Il devrait permettre à tout un chacun de faire de la politique, de comprendre le monde dans sa complexité. Dans mon ministère, il y a une direction de l’action politique, parce que la culture, c’est d’abord ça.

Nous, aujourd’hui, quand on fait une conférence gesticulée, on refait de la culture, on se reparle de choses qu’on vit concrètement, on cherche à analyser les systèmes de domination, à démonter les rapports sociaux… La culture ce n’est rien d’autre que de développer pour tous, individuellement et collectivement, le pouvoir d’agir ici et maintenant.

Commentaires (4)

1. MJG 19/03/2015

Je ne suis pas trop "cultivée" mais il me semble que jean Villard s'écrit plutôt Jean VILAR.

2. martin 13/08/2014

Bravo et merci pour ces explications claires. Et merci de dénoncer l'imposture de l'art contemporain.

3. Love 10/07/2014

Megalo? meuh non?... La culture c'est comme l'air libre... c'est à qui on veut? En philosophie, le mot culture désigne ce qui est différent de la nature, c'est-à-dire ce qui est de l'ordre de l'acquis et non de l'inné. La culture a longtemps été considérée comme un trait caractéristique de l'humanité, qui la distinguait des animaux. Par contre, des travaux récents en éthologie et en primatologie ont montré l'existence de cultures animales.
En sociologie, la culture est définie de façon plus étroite comme "ce qui est commun à un groupe d'individus" et comme "ce qui le soude". Ainsi, pour une institution internationale comme l'UNESCO : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »1 Ce "réservoir commun" évolue dans le temps par et dans les formes des échanges. Il se constitue en manières distinctes d'être, de penser, d'agir et de communiquer.
Par abus de langage, on utilise souvent le mot "culture" pour désigner presque exclusivement l'offre de pratiques et de services culturels dans les sociétés modernes, et en particulier dans le domaine des arts et des lettres. grotesque!!!

4. Garcia 02/05/2014

VOUS ETES TROP MEGALO MONSIEUR LEPAGE, ET LES SUFFISANTS DONNEURS DE LECONS SUFFISENT!!! L'EDUCATION POPULAIRE EST UN MOUVEMENT QUE NUL NE PEUT S'ATTRIBUER.

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