Deleuze, ritournelle familière de la philosophie contemporaine

Les Inrocks. 1er mai 2012 par Jean-Marie Durand

Gilles Deleuze (capture d'écran de L'Abécédaire)
Gilles Deleuze (capture d'écran de L'Abécédaire)

Figure de proue de la French Theory, Gilles Deleuze, disparu en 1995, inspire encore la philosophie contemporaine. Son œuvre foisonnante et curieuse circule dans tous les territoires de la pensée, telle une ritournelle familière.

“Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien”, confessa Michel Foucault à travers une formule dont il conserva le mystère. Si cette prophétie a quelque chance de se réaliser, près de vingt ans après la mort de Gilles Deleuze (suicidé en 1995), on la devra à l’effet de présence de ses fulgurances conceptuelles dans le paysage contemporain des idées. La trace deleuzienne s’imprime aujourd’hui d’autant plus que l’œuvre du philosophe, lue et relue, visitée et revisitée, se prête à un double régime de lecture, à la fois savant et populaire. L’élasticité de sa réception nourrit sa notoriété, assure son devenir. Il existe de multiples manières de s’approprier Deleuze, d’y trouver son miel, que l’on soit philosophe, cinéaste, écrivain, militant politique ou surfeur.

Séduisante et accessible pour un public non-spécialiste (grâce à des livres comme Mille plateaux ou Dialogues avec Claire Parnet), mais aussi complexe voire hermétique, par-delà la puissance de style, l’œuvre de Deleuze échappe ainsi à toute réception univoque et bute, du coup, sur quelques ambiguïtés. Une rhétorique deleuzienne circule partout aujourd’hui, au risque de sa caricature. Des notions clés – ritournelle, espace lisse, pli, ligne de fuite, schizoanalyse, nomadologie, corps sans organe, machine désirante, rhizome, agencement, devenirs, déterritorialisation – sont aujourd’hui empruntées à tort et à travers, même si ces travers n’ont pas toujours tort.

“Rendre Deleuze à sa sauvagerie”

Dans un petit livre magistral, Deleuze, le philosophe et grand lecteur Jean-Clet Martin souligne que l’œuvre de l’auteur de Différence et répétition est précisément “parasitée par des mots d’ordre, des clichés qui l’obscurcissent, à l’encontre de toute intelligence”. Contre cette usure et ce “recouvrement” de concepts devenus des slogans purs et mous, Jean-Clet Martin se propose de remettre en mouvement les idées de Deleuze et de redonner de son œuvre “une image, une vision faite de faux-raccords et de collages déroutants”. Une démarche qui, dans son intention, croise celle d’Evelyne Grossman et Pierre Zaoui, coordinateurs d’un numéro de la revue Europe consacrée à l’auteur, puisqu’il s’agit pour eux de “rendre Deleuze à sa sauvagerie ou au caractère volcanique, inassignable, fragmentaire et à jamais problématique de sa philosophie”.

Si la pensée de Deleuze reste largement une philosophie de la différence, de l’affirmation, du vitalisme, des multiplicités, de l’immanence, du devenir, de l’événement et de la joie, elle semble aussi suffisamment mobile pour “échapper à tout risque de récupération sectaire”. Il n’existe d’ailleurs pas d’entrée privilégiée pour pénétrer sa pensée, imperméable à toute volonté de simplification. Comme le soulignent Zaoui et Grossman, “l’une des caractéristiques les plus constantes de la philosophie de Deleuze est à chercher dans le rapport très paradoxal” que ce penseur n’a cessé d’entretenir avec ce qu’il appelait la non-philosophie – les sciences, les arts, la littérature, la psychanalyse, la politique. Cette “compréhension non-philosophique” était constitutive du geste philosophique lui-même et opérait non plus par concepts mais par “foncepts” (les fonctions de la science), affects (les blocs d’émotion de l’art, notamment de la littérature) et “percepts” (les perceptions impersonnelles). “Explorer d’autres logiques (conceptuelles, corporelles, en un mot vitales), telle serait peut-être la volonté obstinée qui anime le projet deleuzien”, souligne Evelyne Grossman.

Le philosophe comme “créateur”

Ce qui importe à Deleuze, c’est que la philosophie, l’art et la science entrent dans des rapports de résonance mutuels et dans des rapports d’échange. Cette circulation au “dehors”, dans la littérature (Proust, Kafka), la peinture (Bacon) ou le cinéma, est proprement philosophique et joyeuse. D’où son insistance à voir le philosophe non comme un être réflexif mais comme un “créateur”. Un créateur de concepts, dont Jean-Clet Martin rappelle magnifiquement ce qui en permet l’existence : “Créer est un acte de croisement, une trame et un drame.”

Le bricolage qui mélange les registres et les formes, le braconnage comme “figure d’une vie non-mutilée et non- exclusive” évoquée par Pierre Zaoui : cette double posture a survécu à Deleuze lui-même, comme la trace de son influence décisive, ouverte, productive. Une influence que l’on doit aussi à la manière dont l’auteur intégra la question du style à une démarche strictement philosophique.

Pour son “ton de pensée intempestif”, analysé par Adnen Jdey dans Les Styles de Deleuze, pour sa manière de déborder sans cesse les territoires et d’étaler ses surfaces, comme dans une maille dont “chaque point vaut pour le raccord qu’il établit avec les autres”, selon les mots de Jean-Clet Martin, Gilles Deleuze est aujourd’hui parmi nous, inassignable, fragmentaire, de notre siècle.

Jean-Marie Durand

Deleuze de Jean-Clet Martin (Editions de l’éclat/éclats), 122 p., 9,10 € Les Styles de Deleuze sous la direction d’Adnen Jdey (Les impressions nouvelles, collection Réflexions faites), 304 p., 24,30 € Europe revue littéraire mensuelle, numéro spécial Gilles Deleuze, 378 p., 18,50 €

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