Leurs guerres... ...nos morts
Dossier central du Lot en Action n°96 (décembre 2015-janvier 2016), par Bluboux, mis en ligne le 23 mars 2016
L'attentat contre Charlie a plongé la société française dans la stupeur. L'émotion qu'il a suscitée, partagée par la plupart des habitants de notre pays, aurait logiquement dû amener les citoyens à constater que nous sommes en guerre et à poser aux femmes et aux hommes politiques, à l’État, les questions qui s'imposent. Pourquoi cette guerre ? Doit-on la mener et si oui comment ? Avec qui ? Pour obtenir quoi et quel en sera le prix, en termes de sécurité et de démocratie ? Ces questions n'ont pas été posées et aucun débat n'a eu lieu. Les attentats du vendredi 13 novembre à Paris ne sont qu'un acte de guerre de plus et il est malheureusement fort probable qu'il y en ait beaucoup d'autres en France et en Europe dans les mois, voire les années à venir, et certainement beaucoup plus meurtriers. Après le 13 novembre, ces questions se posent avec encore plus d'acuité et d'insistance, mais toujours pas de réponse et encore moins de débat… Les médias de masse déversent leur flot d'images renforçant les peurs, surfant sur l'émotion, les politiques s'accordent presque à l'unanimité pour s'engager sur la voie de réponses sécuritaires : état d'urgence (voir l'article « Émotion, colère… État d'urgence ! » de ce dossier), mise en place d'outils de surveillance, contrôle des frontières, renforcement des bombardements en Syrie.
Pourquoi cette guerre ? Répondre à cette question simple est compliqué, voire complexe, parce que nous parlons de Daech et d'Al Qaïda, et donc du Moyen-Orient. Et si l'on souhaite comprendre ce qu'il se passe dans le gigantesque merdier qu'est devenue cette région, il convient de comprendre le conflit israélo-palestinien (voir l'article « Le prix des inconséquences de la politique française au Moyen-Orient »). Certains remontent même ce niveau d’exigence aux croisades (voir notre dernière de couverture « Le fantôme de Belcastel »). Il est aussi nécessaire de comprendre les enjeux que représente cette région du Monde, qui offre la particularité d'avoir un sous-sol gorgé de pétrole… Et si l'on parle de pétrole, on parle d'intérêts stratégiques qui préoccupent au plus haut point les États-Unis et l'Europe, mais également la Russie, la Chine et l'Inde. Du coup ce ne sont plus seulement les lieux de production qui focalisent ces convoitises, mais également les moyens de faire transiter ce pétrole (oléoducs, gazoducs, voies maritimes), d'où l'importance de pays comme l’Afghanistan, l'Iran, la Syrie, la Turquie, le Turkménistan, le Tadjikistan... (1)
Répondre à cette question nécessite également de comprendre comment les « grandes nations », USA et Europe en tête, défendent leurs intérêts géostratégiques depuis des décennies. Nos cultures de nations colonialistes nous ont permis de développer de réelles compétences en matière de coups tordus, qui permettent de sauvegarder nos intérêts ou ceux de nos multinationales en finançant des dictateurs, en déstabilisant des régimes qui deviennent trop indépendants ou ne répondent plus à nos exigences, faisant ainsi les rois de demain et les futurs ennemis d'après-demain. C'est ce qui s'est passé, faut-il le rappeler, avec Al Qaïda, soutenu par les États-Unis lors de la première guerre en Afghanistan… D'ailleurs le pompon en la matière est à attribuer à Bush qui en mettant les pieds en Irak a sciemment déclenché cette troisième guerre mondiale. Sarkozy aussi a été plutôt bon sur le sujet en intervenant en Libye. S'il n'est pas contestable que Kadhafi était une véritable ordure, avant l'intervention sarkozienne la Libye avait le plus haut niveau de revenus par tête de toute l’Afrique, les femmes y bénéficiaient du niveau d’éducation le plus élevé de tout le continent, le pays accueillait 3 à 4 millions de travailleurs étrangers et participait à nos côtés à la lutte contre les djihadistes. Aujourd'hui le pays n'est plus que ruines et les interventions françaises au Sahel (opérations Serval, puis Barkhane) ne sont que les conséquences de l’erreur stratégique qu’a été notre action en Libye…
Répondre à cette question nécessite aussi de comprendre ce que sont le salafisme djihadiste et le wahhabisme. Si le premier est né durant la première guerre d'Afghanistan, idéologie islamiste hybride développée par des islamistes engagés volontaires, il n'a pu se développer que parce qu'il a ensuite été soutenu et financé par l'Arabie Saoudite et le Qatar , et donc le wahhabisme, qui n'est autre qu'un mouvement politico-religieux fondé au XVIIIème siècle (issu de l'islam sunnite), puritain et rigoriste. Vivre en Arabie Saoudite ou au Qatar n'est probablement pas plus bandant que de vivre sous le joug de Daech, surtout si vous êtes une femme, un intellectuel ou un artiste. Et si vous cumulez ces trois qualités, sachez alors que votre espérance de vie sera très limitée… Ce charmant pays (l'Arabie Saoudite) punit de mort l'homicide, le viol, le vol à main armée, le trafic de drogue, la sorcellerie, l’adultère, la sodomie, l’homosexualité, le sabotage, et l’apostasie (renoncement à l'islam). 27 exécutions en 2010, 82 en 2011, 76 en 2012, 79 en 2013, 90 en 2014 et déjà 146 depuis le début de l'année 2015… par décapitation au sabre et crucifixion pour les hommes, par lapidation pour les femmes.
Mais l'Arabie et le Qatar sont des intouchables, des pays trop importants en ce qui concerne leurs réserves pétrolières et monétaires pour que l'on se risque à les mettre à l'Index. Au contraire, on les courtise. Pas plus tard qu'en octobre dernier, Manuel Valls a organisé un voyage d'affaire en Arabie Saoudite et annonçait fièrement à son retour que les pingouins cravatés qui l'avaient accompagné avaient signé pour 10 milliards de contrats concernant les infrastructures, la santé, l'agro-alimentaire et… l'armement (2). On peut légitimement poser la question de la pertinence de vendre des armes à des pays qui non seulement ne respectent pas les droits de l'Homme, mais qui en plus jouent un double jeu. À titre d'exemple, en mars dernier la Suède a mis fin à sa coopération militaire avec l'Arabie Saoudite en raison de la question des droits de l'homme (3). En 2014, cette coopération représentait un modeste marché de 34 millions d'euros. Alors imaginez combien ces chiffres peuvent représenter pour la France, dont le chiffre d'affaire des ventes d'armes à l'exportation était de 8 milliards d'euros en 2014 (4).
Et voici un autre volet qu'il est nécessaire d'aborder si l'on souhaite avoir une grille de lecture qui nous permette de comprendre la situation et d'être en mesure de participer à une réflexion pour répondre à la question du « pourquoi cette guerre ? ». Les armes. La France est le quatrième exportateur d'armes du Monde, juste derrière la Russie, les États-Unis et la Chine. Le cinquième est l'Angleterre. Notez au passage que ces 5 pays sont les seuls qui ont un siège permanent à l'ONU, et donc un droit de veto…
Les dépenses militaires dans le monde sont colossales, 1 630 milliards de dollars en 2010 (5), et représentent 2,5 % du PIB mondial (en 2010 la France a investi 61 milliards de dollars dans les dépenses militaires). Et devinez qui sont les plus gros acheteurs de ces armes ? Dans l'ordre : l'Arabie Saoudite, l'Inde, les Émirats-Arabes-Unis, la Chine, l'Égypte, le Pakistan et Israël…
Voilà posées les bases préalables à une réflexion, que nous ne mènerons pas ici tant chacun de ces sujets nécessite de développements, de discussions contradictoires et de débats. En revanche le spectacle terrible auquel nous avons assisté « en direct » grâce aux chaînes de télévision m'interpelle. Si l'émotion ressentie par de nombreux citoyens est légitime (et je la partage), comment ne pas s’interroger sur le fait qu'ils ne découvrent qu'aujourd'hui que nous sommes en guerre ? Comment ne pas s'indigner devant le fait que si peu de monde se soit insurgé contre les centaines de milliers de victimes civiles et innocentes en Palestine (15 000), en Afghanistan (20 000), en Irak (650 000), en Syrie (200 000), en Libye (12 000) ?… Aujourd'hui nos « Rafale» bombardent « chirurgicalement » des cibles, officiellement sans dégâts collatéraux, entendez sans victimes civiles. Qui croira cela, sachant que Daech place systématiquement tous ses postes de commandement ou stratégiques au milieu de la population ? Comment ne pas avoir peur des conséquences de la dérive sécuritaire à laquelle nous assistons, qui se traduit par des lois qui seraient à la disposition d'une Marine Le Pen si elle arrivait au pouvoir ?
Nous sommes dans une guerre capitaliste, entendez par là une guerre engendrée par notre système de fonctionnement (le chaos du monde ne naît pas de l'âme des peuples, des races ou des religions, mais de l'insatiable appétit des puissants). Les réponses sécuritaires que la France et l'Europe sont en passe d'apporter n'empêcheront jamais des individus motivés de venir perpétrer des attentats sur notre territoire, y compris en faisant péter une centrale nucléaire... Les vraies questions qui se posent sont celles de notre modèle de société et de ce que nous sommes devenus, à savoir une addition d'individus qui ont un peu oublié que nous sommes aussi un collectif, que le bien commun existe, que la Politique signifie gérer ce bien commun et implique certains devoirs de participation et de réflexion qui s'expriment autrement que par des actes de consommation.
Je vous engage à lire ce dossier que nous avons préparé collégialement, notamment sur ce qui se passe dans le Nord de la Syrie, dans la province kurde du Rojava. Car au-delà de l'alternative politique qu'offre ce peuple qui se bat aujourd'hui, mais tente également de reconstruire autrement, se pose la question de la trop timide assistance de la coalition à ces combattants, alors même que le premier benêt venu sait que cette guerre contre Daech n'aura pas d'issue favorable sans troupes au sol...
Notes
(1) Lire à ce sujet l'article de Pepe Escobar, « La guerre du Pipelineistan de la Chine » : http://bit.ly/1MxVAZ3
(2) Lire l'article du Nouvel Obs su 13 octobre dernier, « Arabie saoudite : les indécents cocoricos de la France » : http://bit.ly/1TakKiN
(3) Source : lire l'article du Monde dans son édition du 10 mars 2015, « La Suède met fin à sa coopération militaire avec l'Arabie saoudite au nom des droits de l'homme » : http://bit.ly/1SfkmPq
(4) Source : Le Figaro, 10 mars 2015, « L'Arabie saoudite, championne du monde des achats d'armements » : http://bit.ly/1le1ipP
(5) Source : Wikipedia http://bit.ly/1X93tfK
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