Source : ACDN, par Jean-Marie Matagne, mis en ligne le 11 février 2016
Dans les annales de la Ve République, le 10 février 2016 méritera de rester, comme le 6 février 1934 ou le 13 février 1936 dans celles de la IIIe République, marqué d’une pierre noire. Ce jour-là, l’Assemblée Nationale a adopté en première lecture par 317 voix pour, 199 voix contre et 51 abstentions, un projet de loi constitutionnelle dit « de protection de la Nation » et relatif à l’état d’urgence, qui prépare sans le dire la prochaine catastrophe nucléaire.
Ce projet de loi comporte deux articles. L’article 2 traite de la déchéance de nationalité. Il a focalisé toute l’attention des médias et de l’opinion publique, déchaîné les passions, et même provoqué le départ du gouvernement de la garde des Sceaux, Christiane Taubira.
C’est pourtant l’article 1er qui aurait mérité la plus grande attention. Il est ainsi formulé :
« Après l’article 36 de la Constitution, il est inséré un article 36-1 ainsi rédigé :
« Art. 36-1. – L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.
« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.
« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »
Que peut bien signifier la notion d’ « évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ?
Que vient-elle faire dans le projet de loi présenté le 23 décembre 2015 par Manuel Valls au nom du président de la République ?
(Cf. http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl3381.asp)
Il est vrai que la formule est la même (à un accent grave près, sur le deuxième « e » du mot « événement ») que celle employée dans la loi n°55-385 du 3 avril 1955 « instituant un état d’urgence et en déclarant l’application en Algérie ».
Cependant, d’après l’exposé des motifs, l’objet déclaré de ce projet de « constitutionnalisation de l’état d’urgence » est de « faire face au risque terroriste », de « combattre efficacement le terrorisme (…) dans des conditions telles que les forces de police et de gendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle [postérieur] du juge [administratif], les moyens propres à lutter contre les menaces de radicalisation violente et de terrorisme ». C’est l’objet de l’article 1er. Et si le risque se concrétisait quand même, c’est-à-dire si la prévention échouait, l’objet de l’article 2 est de sanctionner par la déchéance de nationalité, « les auteurs d’infractions si graves qu’ils ne méritent plus d’appartenir à la communauté nationale » (du moins ceux qui seraient de nationalité française…). Une « mesure symbolique » dont les terroristes se moquent d’ailleurs parfaitement, comme tout le monde le reconnaît.
C’est donc bien au risque terroriste que la « constitutionnalisation », poursuivie aujourd’hui, de l’état d’urgence créé par une loi ordinaire en avril 1955, est censé répondre.
Pourtant, lorsqu’il maintient cette notion de « calamité publique » dans son projet constitutionnel, le gouvernement a tout autre chose en tête. C’est à la séance en hémicycle du 8 février 2016 à 16 heures qu’il convient de se reporter pour s’en apercevoir.
Au cours de cette séance plénière, l’Assemblée Nationale examine les amendements au projet gouvernemental proposés par des députés de la majorité comme de l’opposition. Certains amendements proposent de modifier la définition des circonstances susceptibles de justifier l’instauration de l’état d’urgence par décret gouvernemental. Ils viennent en discussion. On apprend alors que l’état d’urgence pourra être décrété par le gouvernement non seulement pour lutter contre le terrorisme, mais encore en raison de circonstances très diverses, parmi lesquelles, tout particulièrement, un accident nucléaire.
En effet, selon Dominique Raimbourg, rapporteur de la Commission des lois, « l’état d’urgence couvre non seulement les atteintes à l’ordre public mais aussi ce que l’on appelle les « calamités publiques » : catastrophes écologiques, catastrophes naturelles, catastrophes liées à des épidémies. »
Selon Jean-Jacques Urvoas, nouveau garde des Sceaux et porte-parole du gouvernement dans cette discussion, « la notion de calamité publique englobe les événements d’une gravité extrême, y compris ceux dans lesquels l’activité humaine aurait joué un rôle, comme un accident dans une centrale nucléaire, par exemple. De notre point de vue, tout est sécurisé. » (Je souligne.)
Delphine Batho, députée socialiste des Deux-Sèvres, ex-ministre de l’Ecologie, (et spécialiste des questions de sécurité, prévention et répression, depuis plus de vingt ans) renchérit : « …le remplacement du mot « événements » par les mots « dommages majeurs » empêcherait de déclencher l’état d’urgence pour prévenir les conséquences d’une catastrophe naturelle ou d’un accident technologique majeur, en termes d’ordre public et de protection de la population. »
Car selon elle, « parler de « dommages majeurs » empêcherait de recourir à l’état d’urgence lorsqu’un accident nucléaire ne s’est pas encore produit mais qu’il faut d’ores et déjà prendre des décisions visant à assurer l’ordre public. » (Je souligne)
Finalement, tous les amendements sont soit repoussés, soit retirés, et c’est la version gouvernementale qui est retenue et qui sera adoptée le 10 février.
Voilà donc le fin mot de l’histoire : « l’état d’urgence » constitutionnalisé permettra de « traiter » l’accident nucléaire majeur, cet « accident technologique majeur » qui présente, par sa nature et sa gravité, « le caractère de calamité publique ».
Inutile de dire que les députés instaurant l’état d’urgence en avril 1955 pour l’appliquer aussitôt à l’Algérie n’avaient rien de tel en vue : à l’époque, la France n’avait pas la moindre centrale nucléaire ; elle n’avait même pas de bombe atomique (le premier essai, baptisé « Gerboise bleue », aura lieu le 13 février 1960). Tout au plus pouvaient-ils penser à une calamité naturelle telle que le tremblement de terre qui, le 9 septembre 1954, avait détruit 20 000 maisons, entraîné la mort de quelque 1 500 personnes et fait plus de 14 000 blessés à Orléansville. Peut-être aussi avaient-ils en vue la prévention ou le traitement d’actes terroristes comme ceux ayant inauguré le 1er novembre 1954 ce qui allait devenir « les événements d’Algérie » - c’est-à-dire la guerre du même nom.
Ce à quoi il convient désormais de se préparer en France métropolitaine sous couvert de lutte contre le terrorisme, c’est autre chose : c’est le prochain accident nucléaire dont MM. Valls et Hollande et leur entourage savent qu’il a toutes les chances de frapper la France, après l’Ukraine et le Japon. Et ce, à tout moment. Pourvu qu’à la date où il se produira, l’état d’urgence ait été constitutionnalisé !
Mais comment prévenir Tchernoblaye-sur-Gironde, Fukussenheim-sur-le-Rhin et autres Three-Mile-Island ? En fermant ces centrales, en arrêtant leurs réacteurs ? Non, pas du tout. En arrêtant les antinucléaires. Préventivement, avant même que l’accident ne se produise : comme le révèle Delphine Batho, il s’agira de « prendre des décisions visant à assurer l’ordre public » en recourant à l’état d’urgence « lorsqu’un accident nucléaire ne s’est pas encore produit ». Car c’est un fait que ces lanceurs d’alerte que sont les antinucléaires pourraient troubler l’opinion et l’ordre public en multipliant les avertissements incongrus.
Et c’est un fait aussi que les mesures de police prévues pour le nouvel « état d’urgence » innovent radicalement par rapport à celui de 1955, qui prévoyait, en guise de restrictions des libertés, en tout et pour tout (article 5), la possibilité :
« 1°) d’interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté ;
« 2°) d’instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ;
« 3°) d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics. »
Celui de 2016 pourra déployer une toute autre panoplie :
« Les mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence sont variées :
– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public comme l’exige en temps normal le Conseil constitutionnel (n° 93-323 DC du 5 août 1993) et, le cas échéant, visite des véhicules, avec ouverture des coffres ;
– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ;
– saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives, alors que la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 n’a prévu, outre la saisie d’armes, que l’accès aux systèmes informatiques et leur copie.
En outre, « le législateur pourra prévoir des mesures restrictives de liberté (escorte jusqu’au lieu d’assignation à résidence, retenue au début de la perquisition…) ou des mesures conciliant l’article 36-1 avec la liberté d’aller et venir (assignation à résidence…). Ces mesures non privatives de liberté (sic), qui ont pour objet de prévenir les atteintes à la sécurité et à l’ordre publics, n’ont pas à être placées sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Elles seront placées sous le plein contrôle du juge administratif. » (Je souligne)
Contrôle plein… mais rétroactif ! Quand on sait que plus de 200 plaintes pour mesures de police abusives ont été déposées depuis l’entrée en vigueur de l’actuel « état d’urgence » et que deux seulement ont été jugées à ce jour, on voit à quel point le « juge administratif » sera à même de prévenir ou suspendre les traitements arbitraires.
Et quand on sait que les perquisitions peuvent d’ores et déjà être faites de nuit, alors voilà de quoi rassurer ceux qui en ont fait, en font ou en feront l’objet. Ils n’auront plus besoin, dorénavant, d’attendre « l’heure du laitier » pour apprendre que notre société « démocratique » a donné raison aux terroristes : ils ont réussi à en faire une société fascisante.
En première ligne de mire, les antinucléaires. C’est eux que le pouvoir « démocrate » et « socialiste » - et demain, quel autre pouvoir ?- a dans son collimateur. C’est tellement plus facile de faire taire les gens sensés que de les écouter… Jamais le slogan « société nucléaire - société policière, société militaire, société totalitaire » n’a été aussi proche de se vérifier.
Le paradoxe, c’est que le chef de l’Etat et le chef du gouvernement, en prétendant « sanctionner ceux qui par leurs comportements visent à détruire le lien social », non seulement contribuent à semer la zizanie jusque dans les rangs de leurs partisans, mais encore se rangent eux-mêmes parmi les criminels qui nient « le respect dû à la vie humaine et les valeurs qui sont le fondement de notre Nation ».
Car enfin, combien les assassins du Bataclan ont-ils tué de « victimes innocentes » ? 130. C’est odieux, horrible, révoltant. Mais combien la plus petite bombe atomique française, 7 fois plus puissante que celle d’Hiroshima, ferait-elle de victimes ? Rajoutez quatre zéros et vous approcherez de la réalité.
C’est donc François Hollande et Manuel Valls qui devraient être déchus en premier de leur nationalité.
Saintes, le 11 février 2016
Jean-Marie Matagne
Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire (ACDN)
Docteur en philosophie
Le Lot en Action, 24 avenue Louis Mazet, 46 500 Gramat. Tél.: 05 65 34 47 16 / [email protected]