Somonte, à l’école des jornaleros andalous

La voie du Jaguar | Dimanche 27 octobre 2013, par Jean-Pierre Petit-Gras | mis en ligne par paco

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 Le 4 mars 2012, quelques centaines d’ouvriers agricoles andalous, affiliés au SOC-SAT [1], occupaient la finca [2] Somonte, une terre de 420 hectares proche de Palma del Río [3] (province de Cordoue) que le gouvernement autonome de la région s’apprêtait à vendre aux enchères. Cette action, et les impressionnants résultats obtenus depuis par les occupant•e•s, devraient faire l’objet d’une réflexion approfondie, de la part de celles et ceux qui se posent la question d’une résistance durable et de la recherche d’alternatives concrètes au désastre sans cesse croissant dans lequel, ici et ailleurs, le capitalisme industriel a plongé l’humanité tout entière.

En Andalousie, plus de trente-cinq pour cent de la « population active » est au chômage. Cinquante pour cent chez les moins de vingt-cinq ans. Dans l’agriculture, de récentes mesures, « imposées par la crise », ont porté à trente-cinq journées travaillées le seuil minimal pour toucher pendant six mois une indemnisation de 600 euros. Il faut décompter de ces indemnités les cotisations obligatoires, et savoir que dans le contexte de la mécanisation massive, de l’utilisation d’une main-d’œuvre immigrée très bon marché, et de surcroît l’existence de « listes noires » concernant les femmes et hommes les plus revendicatifs, ces trente-cinq journées travaillées sont souvent hors de portée [4].

Depuis des siècles, le spectre de la faim rôde dans ce vaste et superbe pays.

L’Andalousie est une terre riche. Par ses sols fertiles, le soleil, l’eau, sa biodiversité, l’accumulation millénaire de connaissances du milieu, les savoir-faire. Les géographes et historiens grecs admiraient la civilisation de Tartessos, laquelle, plus de dix siècles avant notre ère, exportait au loin ses huiles d’olive. Les envahisseurs romains y ont trouvé des lieux idylliques, et par la suite les musulmans ont perfectionné les méthodes d’irrigation et de gestion de l’eau, celle des greffes, etc., introduit de nombreuses espèces végétales. La région n’a certes probablement pas été le paradis terrestre chanté par de nombreux auteurs. Mais elle a dû, sous certains aspects, s’en rapprocher un peu. Cela d’autant plus que les migrants venus d’un peu partout (Berbères, Arabes, Juifs, Visigoths, Normands, puis Gitans sont venus s’ajouter aux vieilles populations ibères) y ont enrichi une culture et des mœurs tournés vers la tolérance et la recherche d’une vie plaisante et digne.

L’appropriation des terres par le nouveau féodalisme, militaire et « religieux », implanté à la faveur de la « Reconquête » chrétienne achevée en 1492, a peu à peu détruit la société andalouse. Et le latifundisme, cette spoliation que l’on nomme propriété privée, continue aujourd’hui d’écraser la paysannerie. Celle-ci n’a pourtant cessé de rêver, et de lutter pour que la terre soit à ceux qui la travaillent.

Le bilan provisoire de l’occupation de Somonte est parlant : délogés brutalement par un commando « antiterroriste » de la Garde civile au mois d’avril 2012, les jornaleros [5] sont revenus la nuit suivante. Depuis, ils ont consolidé une installation marquée, dès les premiers jours, par la volonté de faire revivre une terre abandonnée à des monocultures « rentables » tournées vers l’exportation, la captation des primes européennes, la mécanisation à outrance et l’utilisation immodérée de produits chimiques.

Avec peu de moyens (deux tracteurs et quelques machines offerts par leur syndicat et la municipalité de Marinaleda), ils ont préparé et semé, le plus proprement possible, cinquante-cinq hectares de blé, soixante-dix d’avoine, vingt de tournesol, deux de pois chiche, deux de fèves et haricots, un de pommes de terre... Les potagers créés par leurs soins donnent en abondance tomates, piments, oignons, ail, choux et salades. Mille cinq cents chênes verts et caroubiers, deux cents oliviers, des orangers ont été plantés. Brebis, chèvres et volailles participent à l’animation générale...

« Le plus important, disent-ils, c’est que nous avons défendu notre dignité, nous avons conscience d’être des femmes et des hommes libres, et nous croyons fermement à la réforme agraire ! »

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Les occupants de Somonte ont reçu, dès les premiers jours, la visite enthousiaste de paysans et urbains de la province de Cordoue, mais aussi de toute l’Espagne, et d’autres pays européens [6]. Ces échanges leur ont permis de bénéficier d’un soutien moral et matériel. C’est pourtant dans l’autre sens que cette solidarité peut réellement s’exercer, et peser sur le destin de personnes et groupes désireux de s’affranchir du système dominant.

Les jornaleros de Somonte, par exemple, ont offert céréales, légumes et fruits à des associations de lutte contre les expulsions qui affectent de nombreuses familles ne pouvant faire face aux échéances des emprunts contractés pour l’achat de leur logement.

Mais plus que ces manifestations, généreusement symboliques, c’est leur action même, jointe à leur parole, qui offrent matière à réflexion pour la reconstruction d’initiatives concrètes de résistance face à la gravité de la situation dans laquelle nous sommes enfermés.

N’est-il pas en effet illusoire de croire que des solutions aux problèmes de la dépendance alimentaire, de l’empoisonnement généralisé, de la « mauvaise vie » en général, vont être trouvées dans des remèdes ponctuels, qui à l’instar de la médecine allopathique ne traiteraient que des symptômes isolés, sans tenir compte de l’ensemble des phénomènes à l’origine de l’apparition et de la progression d’une maladie ?

Le développement des productions « biologiques », des circuits courts et autres AMAP [7], pour intéressant qu’il soit, ne s’effectue en effet qu’à la marge, en comparaison avec la mainmise croissante de l’agriculture industrielle sur tout ce qui touche à la culture, l’élevage et la transformation.

En dessous des trois pour cent de la « population active totale », la main-d’œuvre employée dans l’agriculture française ne peut que se résoudre à suivre la fatalité de la mécanisation, l’utilisation d’intrants chimiques, les choix tactiques en fonction du marché, et les endettements qu’implique toute cette machinerie.

Les quelques agriculteurs accrochés à des pratiques respectueuses de la terre et de leur prochain, ou qui tentent de s’y lancer, sont confrontés à d’imposantes difficultés : un travail très lourd, la concurrence, la bonne « niche » à trouver. Ils n’échappent guère à la loi implacable, absurde, inégalitaire, du marché. La grande distribution et l’agro-industrie sont d’ailleurs entrées dans la danse, et les gondoles de « produits bio » ou « équitables » se multiplient à l’envi.

Et puis, à quoi rime de fournir des paniers, dans le cadre d’une AMAP, à des cadres, ingénieurs ou techniciens travaillant, par exemple, dans le secteur de l’armement (pudiquement appelé la « défense »), à des chimistes, des employés ou autres informaticiens qui participent, consciemment ou non et chacun à son niveau, à la destruction de ce qui reste de diversité, de liberté, d’échanges non marchands ?

Le prix du foncier, prohibitif dans la plupart de nos pays disneylandisés, s’oppose puissamment à ce retour massif vers la terre, qui répondrait pourtant à bien des questions.

La compétition entre individus, dès la période scolaire, le manque de connaissances et d’expériences appropriées, la soumission à des modes de vie et de consommation énergivores, l’addiction aux gadgets en tous genres, aux loisirs destinés, comme les tranquillisants, à masquer les stress de toutes sortes vécus dans un environnement professionnel (ou celui du non-emploi) s’ajoutent à cet obstacle.

L’attachement maladif à la propriété privée, apparu avant la révolution française, et renforcé par celle-ci, a fortement contribué à jeter la paysannerie, par ailleurs décimée par les guerres (depuis les napoléoniennes jusqu’à celle de 1914), dans la spirale de l’industrialisation du monde.

Le retour à la terre, par l’occupation quand les rapports de forces peuvent le permettre (en Andalousie, ou dans certaines ZAD capables d’attirer et de conserver l’installation de populations nouvelles) ou par l’achat collectif voué à la transformer en bien commun, ne s’opérera que par le biais d’une rupture radicale, impulsée par un puissant désir de sortie de ce système aliénant, hiérarchisé, brutal et absurde. Par une recherche de l’autonomisation dans les domaines de l’alimentation, l’habitat, la santé, les relations sociales et la solidarité, l’éducation et, pourquoi pas, celui de la confection même de nos vêtements. Et, nous l’avons déjà dit, par une remise en cause approfondie de la sacro-sainte propriété privée.

Tel est, à mon sens, le contenu fondamental du message que nous délivrent les jornaleros et jornaleras de Somonte .

Une solidarité bien comprise avec leur combat va donc plus loin qu’une manifestation de sympathie. Il en est de même pour les luttes emblématiques qui se mènent actuellement dans d’autres régions de la planète (Chiapas et autres territoires indigènes du Mexique, Colombie, Brésil, « printemps » arabe, grec ou d’ailleurs). Une fois étudiées les leçons qu’elles nous proposent, il convient de laisser de côté les proclamations purement rhétoriques et les luttes par procuration. Le temps est venu de passer un peu plus sérieusement à la réflexion et à l’action commune.

Jean-Pierre Petit-Gras

 

Notes

[1] Syndicat des ouvriers de la campagne / Syndicat andalou des travailleurs.

[2] Une finca est une propriété.

[3] De cette petite ville le río Genil, né en amont de Grenade, se jette dans le Guadalquivir.

[4] Le travail dans l’agriculture industrielle, notamment sous les serres, signifie, à côté de l’abrutissement inhérent à l’application des principes du management moderne, l’exposition à de nombreux insecticides et fongicides.

[5] L’emploi du masculin ne doit pas faire oublier que les femmes, les jornaleras, sont fortement présentes et impliquées dans l’occupation de Somonte.

[6] En avril, un petit groupe de la région toulousaine, intéressé au projet de terre commune de La Fontié, dans le Tarn, a passé quelques jours en leur compagnie, partageant travail dans les champs et le potager, discussions, films sur le mouvement zapatiste, repas, blagues et chansons. Un ami mexicain était de la partie...

[7] Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne.



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