Source : Le Lot en Action d'octobre (n°84), Par Gilles de Staal, mis en ligne le 24 septembre 2014
Cela fait une semaine que le cessez le feu négocié à grand peine à Minsk, semble tenir dans le sud-est de l’Ukraine. Pour la première fois, le population de ces régions peut retrouver un calme relatif après cinq mois d’une guerre sans répit où elle a vu des dizaines de ses petites villes et villages rasés à coups d’aviation et d’artillerie lourde, et ses capitales, - des villes de l’importance de Toulouse ou Bordeaux -, assiégées et bombardées par l’armée… de son propre pays. Près de 3000 habitants y ont été tués, des milliers blessés, des milliers d’immeubles d’habitation, d’équipements publics, et d’entreprises détruits… plus d’un million d’habitants ont fui dont près de huit cent mille se sont réfugiés en Russie voisine.
Si le cessez le feu ouvre la voie à une issue politique, il ne restera à cette région, la plus riche d’Ukraine, celle où le PIB et le revenu par habitant étaient les plus élevés, que le coût douloureux de la reconstruction. Si le cessez le feu perdure… c’est bien toute la question maintenant !
En apparence, cette guerre opposait un gouvernement central, celui de Kiev, avec un président élu et internationalement reconnu, à une poignée de séparatistes-nationalistes-russes s’étant emparé de force du pouvoir dans ces villes et traités en « terroristes »… La communauté internationale (alias les USA et l’UE) ne faisant que soutenir la légitimité d’un Etat souverain et s’opposer à une déstabilisation entretenue par « les visées agressives de la Russie » et de son « tsar », Poutine. Le Droit était du bon côté et les méchants du mauvais, forcément. C’était parti comme en 14… pourrait on dire à l’heure du centenaire, au risque de se retrouver au bord de … « comme en 14 » ! D’une crise nationale on est passé à une crise internationale, surement la plus grave depuis très, très longtemps. Et cette fois ci en plein milieu de l’Europe.
La crise ukrainienne
Au « Club de la presse d’Europe1 » au lendemain du cessez le feu, l’ambassadeur russe, invité, faisait remarquer : « La grande question maintenant c’est : est-ce que Porochenko va réussir à tenir ? » laissant entendre que c’était là son souhait. De fait, ce n’est pas Porochenko qui a lancé cette guerre, elle l’était déjà depuis plus d’un mois quand il a été élu. C’était l’initiative d’un gouvernement issu de l’insurrection douteuse du « Maïdan » le 22 fevrier, dont les postes clés des ministères « de force » (Intérieur, Défense, Conseil de sécurité, Justice…) avaient été pris par des politiciens essentiellement implantés dans l’ouest du pays, sur des partis et groupements d’une droite si extrême que nos « Manif pour tous » sembleraient de centre-gauche en comparaison. Défiants d’une armée plus encline à capituler avec armes et matériel qu’à combattre ses propres concitoyens, ils avaient immédiatement formé, sur la base des groupes de combat de leurs partis, des bataillons territoriaux, devenus ensuite Garde Nationale, financés équipés et armés par les grands oligarques de l’acier et des mines. C’est la légitimité douteuse de ce gouvernement et ses premières mesures ouvertement antirusses qui avait entrainé un large mouvement à revendication fédéraliste dans l’est du pays où la population est russe, parle russe et se considère depuis des siècles comme Russes-ukrainiens.
C’est que l’Ukraine, loin d’être un pays à l’homogénéité diffuse, comme la France où on trouve autant de Bretons d’origine en Rhône-Alpes que d’Auvergnats en Normandie, est composé d’au moins trois réalités, à la fois territoriales, linguistiques, historiques, économiques, culturelles… Complémentaires, certes, mais distinctes. L’ouest (Galice, Volhynie), très pauvre, agreste, ukrainophone, autrichien puis polonais jusqu’en 1940 ; le centre, autour de Kiev, du Dniestr au bassin du Dniepr, de grande et prospère production agricole, où se mêlent cultures ukrainienne, russe, juive, et langues russe et ukrainienne ; le sud-est, région la plus riche, faisait partie de la Russie depuis deux ou trois siècles, berceau minier et industriel russe puis soviétique depuis la fin du XIXème siècle, de culture et de langue russe. C’est là que se trouvent la plupart des grandes villes et centres industriels.
Cette division territoriale recoupe les sensibilités politico-idéologiques. A l’ouest, la période soviétique n’y est évoquée que comme un long calvaire. On y est, de longue date, tout à la fois nationaliste, antirusse, anticommuniste et antisémite, au point que les nationaliste ukrainien se joignirent en leur temps à l’occupation nazie pour participer à l’extermination des juifs, des communistes, et des Russes, et former la tristement célèbre Division SS « Das Reich », celle la même qui envoyée au repos à Montauban début 1944, laissa une si terrible mémoire dans le Lot puis à Tulle et Oradour sur Glane lorsqu’elle fut appelée à remonter vers le nord. Le choix des partis nationaliste de l’ouest (Svoboda, Pravy Sektor, Radical…) dans le gouvernement « Maïdan » de revendiquer leur continuité avec ce nationalisme là (par les emblèmes SS, les drapeaux, les hymnes, la glorification des « héros » SS, l’idéologie…), a pesé lourd dans son rejet par la plus grande partie de la population de l’est. L’est et le sud-est, en effet, furent un des berceaux du mouvement ouvrier russe, la révolution bolchévique y avait trouvé une de ses bases solide, la guerre contre les nazis y est célébrée comme le grand moment d’histoire, et le système soviétique n’y rencontrait guère d’opposition. L’Ukraine centrale et agro-industrielle enfin, se manifeste surtout par un assez grand pragmatisme politique, oscillant au gré des courants.
Porochenko : guerre et paix
Porochenko est l’oligarque de cette Ukraine centrale. Lorsqu’il est élu il n’a pas de parti politique, et c’est un président aux pouvoirs exécutifs limités… par un gouvernement tout droit sorti du « Maïdan » et un parlement issu de l’ancien pouvoir et qui ne doit sa survie qu’à sa soumission aux partis du « Maïdan » qui, même minoritaires, ont, eux, des militants, des miliciens, et désormais des militaires. Sans aucun moyen pour changer de gouvernement, il ne lui restait qu’à le prendre tel quel et poursuivre sa guerre, en espérant qu’elle serait courte, – à son investiture, le 2 juin, il se donnait 15 jours pour la terminer –, et… victorieuse. Trois mois et demi plus tard, c’est une catastrophe. Militaire certes ; mais surtout, un sud-est qui, si il y a quatre mois ne demandait qu’à négocier un projet de fédéralisme dans un Etat commun, n’est aujourd’hui plus franchement disposé à vivre sous l’autorité d’un gouvernement qui l’a traité par la guerre comme un ennemi à détruire.
Porochenko voulait être « le président qui met fin à la guerre ». Il est déjà celui du cessez le feu ouvrant sur des négociations. Il y avait bien eu deux tentatives, avortées mais, déjà, soutenues par la Russie. Une première, mi juin, mais la « Garde nationale » et son oligarque, Kolomoiski, déclaraient que « cela ne les concernait pas », et un déluge de missiles s’était abattu sur Sloviansk (120 000 habitants) assiégée. La deuxième, le 16 juillet, alors que les forces de Kiev commençaient le siège de Donetsk (1,2 millions d’habitants), Porochenko ordonnait de suspendre tout bombardement pour ne pas rééditer la destruction de Sloviansk. Le lendemain, le Boeing de Malaysian Airlines était abattu sur la zone, dans des circonstances jusqu’à présent les plus obscures. La clameur mondiale qui en accusait illico, sans aucune preuve, les « rebelles », voire Poutine lui-même, noyait dans l’oubli l’ordre présidentiel.
Le 25 juillet, une crise politique s’ouvrait avec la démission, refusée, du gouvernement, laissant paraître plus que des nuances entre l’approche du président et ses alliés. Le 16 aout, « Pravy Sektor » et sa Garde nationale menaçaient de marcher sur Kiev réclamant les moyens d’une « guerre totale ». Le lendemain Porochenko limogeait (poliment) Parouby, ministre de la Défense d’extrême droite (Svoboda), et sur le « Maïdan », les manifestants radicaux dénonçant la « trahison » des politiciens et de l’armée régulière n’étaient plus que quelques centaines de gros bras ; pas les milliers de janvier. Le 25 aout, il dissolvait le Parlement, annonçant des élections fin octobre, et privant le gouvernement de toute éventuelle contestation « légitime » de ses initiatives politiques.
Et déjà, on pouvait constater que si, à l’ouest, l’opinion restait chauffée à blanc pour la guerre à outrance, à Kiev par contre, et dans toute l’Ukraine centrale, les gens en avaient par-dessus la tête. Au front l’armée régulière trainait les pieds, les désertions, parfois par bataillons entiers, se multipliaient… la déroute devant une contre offensive de l’armée rebelle, hautement motivée et bien organisée,était prévisible, et même s’il y eut coup de pouce de quelques unités russes (mais il y avait aussi, en face, des spécialistes de l’OTAN et de sociétés « privées » américaines), ce n’est pas cela qui fut décisif. Un vrai cessez le feu était alors possible, ouvrant sur des négociations politique.
Tout peut encore capoter
Il est plus facile d’entrer en guerre que d’en sortir, dit l’adage, et s’il veut la paix, Porochenko n’est pas au bout de ses peines. Car s’il a su louvoyer avec habileté vers une négociation que, depuis le début, en avril, les partis et le gouvernement du « Maïdan » rejetaient catégoriquement, on remarque qu’à chaque tournant, ceux-ci ont relancé la crise en cherchant à l’internationaliser dans un conflit contre la Russie et à y entrainer les puissances « occidentales », tour à tour l’UE, les USA, l’OTAN, afin de justifier la guerre civile. Force est de constater que celles-ci ont manifesté une dangereuse démagogie en ce sens : l’Ukraine ne peut pas entrer dan l’UE, ni même dans l’OTAN. Tout peut donc encore capoter. Et la consternation mal dissimulée à l’annonce du cessez le feu, tant dans les grands médias que chez les responsables occidentaux laisse pantois. Tout se passe comme si les ultras ukrainiens avaient besoin de la guerre pour être soutenus par les « occidentaux », nos gouvernants, et que ceux-ci avaient besoin des nationalistes ukrainiens pour occulter l’impasse dans laquelle leur politique met les peuples d’Europe, en se tournant contre la Russie.
En 2012, nous avons échappé de justesse à la guerre contre la Syrie, puis à la guerre contre l’Iran… et c’est à chaque fois la Russie qui a indiqué la sortie de secours. Il serait temps de s’arrêter avant qu’il soit trop tard.
Russ-Europe le carnet de Jacques Sapir sur la Russie et l’Europe : http://russeurope.hypotheses.org/
Les-crises.fr, le blog d’Olivier Berruyer : http://www.les-crises.fr/
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1. 05/10/2014
Après lecture de cet article dans sa version journal, je tenais réellement à saluer le travail ainsi que la qualité de rédaction pour cet article de fond intéressant au plus haut point. Il relate des faits très importants peu connu du grand public et offre une autre vision de ce qui se passe en Ukraine. Je suis tout à fait d'accord avec ce qui est rédigé et n'aurai pas fait mieux pour l'expliquer. Merci à l'auteur, très sincèrement. MM ou WW
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