Source : Nouvel Obs, par Philippe Vion-Dury, mis en ligne le 21 mars 2014
Le sourire qu’Amazon arbore en logo sonne comme une promesse de bonheur. Une promesse faite à ses clients, mais aussi à ses employés qui épousent la – très américaine – maxime interne « Travaillez dur, amusez-vous, écrivez l’histoire ».
La population de Chalon-sur-Saône, en Bourgogne, y a elle aussi vu une promesse : en juin 2012, le géant du Net annonçait son intention d’ouvrir son troisième entrepôt dans la ville bourguignonne de 45 000 habitants (plus de 100 000 pour l’agglomération urbaine). De quoi motiver une population encore marquée par la fermeture de Kodak en 2007 et le licenciement de ses quelque 3 000 employés.
La confirmation était venue d’un Arnaud Montebourg au sourire conquérant. On peut le comprendre : l’homme est ministre du Redressement productif, ancien député et président du conseil général de Saône-et-Loire. Triple victoire, donc. A l’époque, il déclarait ne pas « cacher son contentement » face à cette perspective d’au moins un millier d’emplois aux périodes de fêtes.
Depuis, des témoignages de l’intérieur ont montré un autre visage d’Amazon : celui d’une firme maltraitante, ultra-libérale, important des méthodes de management difficilement compatibles avec le droit français. Là-dessus, le ministre fait silence.
A Chalon-sur-Saône, on a bien déchanté, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entrepôt de 40 000 m². Un habitant raconte :
« Ici, quand vous dites à quelqu’un que vous travaillez à Amazon, il vous dit automatiquement : “Oh, mon pauvre ! Ça va toi, tu tiens le coup ?” L’image est complètement pourrie. Ils sont obligés d’aller recruter à 60 ou 80 km. Beaucoup de monde à Chalon a postulé la première année. Sur les anciens qui sont là depuis un an et demi, une bonne moitié est partie. »
Alain Jeault, représentant syndical CGT à Amazon, en rit. Jaune. Tout le monde connaît quelqu’un qui y travaille ou a tenté l’aventure. La conclusion est invariablement la même, à l’image de celle donnée par une employée de la libraire La Mandragore :
« Ils n’ont pas tenu. Les conditions de travail sont horribles. Ça me fait penser à ces élevages en batterie. »
Difficile à vérifier de visu pour un journaliste : les conditions pour un reportage dans les murs sont très restreintes. Impossible d’y pénétrer par soi-même ou non encadré, impossible de parler aux employés sans avoir un communiquant collé aux basques, la liste de questions prédéfinies à la main, et bien sûr, impossible de s’y rendre en période de soldes.
Si Alain Jeault peut s’exprimer aussi librement, c’est parce qu’il est protégé par son statut de représentant syndical. Quand il a été question de rencontrer des employés de l’entrepôt, il n’a pu en réunir qu’une poignée, et tous réclament l’anonymat. Et pas question d’aller les attendre à la sortie, par peur de la délation. Ils précisent :
« Il est interdit de communiquer à la presse. »
N’est-ce pas interdit par le code du travail ?
« Il y a la loi, et quand vous passez le portique, il y a la loi Amazon. »
Peu de témoignages et images sans censure ou autocensure ont pu être récupérés. Il a généralement fallu recourir à la caméra cachée ou l’infiltration, comme l’a fait Jean-Baptiste Malet dans l’entrepôt de Montélimar avant de rendre compte de l’expérience dans son livre « En Amazonie : infiltré dans le “meilleur des mondes” ».
Il y décrit des conditions déshumanisantes, une logique de productivité poussée à son maximum au détriment du bien-être des employés, le tout dans un climat de surveillance permanente particulièrement oppressant. Alain Jeault :
« Ici, c’est exactement pareil que ce que vous avez lu dans le livre sur l’entrepôt de Montélimar. Notre règlement intérieur, officieux, est calqué sur le leur. »
Les quatre employés présents autour de la table renchérissent :
« Tout ce que vous faites à la seconde près est enregistré. Ils sont capables de vous tracer à tout moment, et si le scanner est inactif pendant 20 secondes, un message s’affiche sur l’ordinateur des chefs. On n’a pas le droit de parler, discuter. On nous dit qu’on a le droit, bien entendu, mais seulement quand on tire son chariot et que ça n’affecte pas la productivité. »
Ce sont les « packers », ceux chargés d’emballer les commandes, qui sont les plus sous pression. Une bonne productivité, c’est 110 lots uniques emballés par heure, presque un toutes les 30 secondes en flux tendu. Si quelqu’un fait une erreur, les manageurs se chargent de le faire remarquer au fautif, si possible devant les collègues. Et si l’objectif est rempli, on est félicité, on est aspirant au titre d’« associé Amazon de la semaine », voire du mois, et la barre monte.
« Il y a un tableau avec les scores de chacun et un classement. Les managers font leur speech le matin, et il faut s’applaudir. Ils ont essayé le cri de guerre – il fallait crier une phrase en wolof – mais ça n’a pas vraiment marché. »
Les anecdotes foisonnent : un de leurs collègues a été congédié, malgré de bons résultats sur la sacro-sainte productivité, parce qu’il discutait trop. Un autre a reçu un avertissement parce qu’il s’était coupé avec une feuille et avait pansé sa blessure avec du scotch pour ne pas « pisser le sang » sur les lots.
Malgré leurs rires face au caractère ubuesque de certaines situations, les employés en ont gros sur le cœur. Ils s’enflamment et racontent tous les événements des derniers mois, des plus anodins aux plus choquants. Une salariée, présente depuis l’ouverture du site, donne le coup de grâce :
« On voit de ces trucs... Des gens se sont fait insulter par des managers. J’ai entendu l’un d’eux dire une fois à un collègue : “Si ça ne t’intéresse pas ou si ça t’emmerde, tu n’as qu’à te tirer une balle dans la tête.” »
Surtout, la firme ne peut pas se permettre de se passer d’un employé (l’Histoire n’attend pas). Alors en hiver, pas question de se serrer la main ou se faire la bise entre collègues, il ne faudrait pas propager les maladies. Il leur est vivement déconseillé de faire du ski, des sports de glisse ou de se mettre dans toute autre situation dangereuse :
« On est comme des footballeurs, ils mettent une option sur nos loisirs, on leur appartient. »
La même logique s’applique aux accidents du travail. Selon Alain Jeault, la priorité d’Amazon est de masquer le nombre d’accidents du travail, tant pour garder les employés opérationnels que pour des raisons d’image publique :
« Dans les derniers mois, un seul accident a été officiellement déclaré sur le site. En réalité, c’est au minimum un par semaine. Ils jouent beaucoup avec les “presqu’accidents” et stigmatisent les gens qui ont eu un accident au travail. Ils proposent aux blessés des postes aménagés en bureau plutôt que de se déclarer. »
Mais ce n’est pas le plus grave, selon le délégué syndical. La stigmatisation qu’il dénonce se traduirait également par une politique d’entrave au versement des salaires des employés en arrêt maladie :
« Mon téléphone sonne tous les jours pour la même raison : des salariés ont des problèmes quand ils sont malades pour se faire payer. La Sécu les relance car ils n’ont pas reçu les papiers de l’employeur... Il y a un salarié qui n’a rien touché depuis des mois alors qu’il est en arrêt de travail, et ils vont le convoquer à la fin de la semaine pour le licencier parce qu’il s’est plaint. Certains m’ont dit n’avoir eu que 25 euros pour faire le mois. »
Un jeune employé, présent sur le site depuis son ouverture, en témoigne :
« Je n’ai touché que 500 euros le mois dernier. J’ai connu deux fois ce cas-là : une fois j’étais en arrêt un jour, ils ont compté un mois et ont mis quatre mois à régulariser la situation. Et là, j’étais en maladie professionnelle, je n’ai touché que 500 euros ce mois-ci et la Sécu doit payer le reste. Et ils n’envoient pas les formulaires à temps. »
Là, personne ne rit plus. Les employés évoquent la situation de plusieurs de leurs collègues qui se retrouvent endettés ou en situation précaire pour des raisons similaires. Autour de la table, c’est l’abattement. « Ahurissant, un poème en trois actes », lâche Alain Jeault.
La situation chalonnaise ne surprend pas Sébastien Boissonnet, le responsable CGT de l’entrepôt à Saran, près d’Orléans. Les règlements intérieurs des différents sites sont calqués les uns sur les autres, les techniques de management également. Lui aussi dénonce un management proche du « harcèlement », des manageurs « de plus en plus agressifs » et une stratégie de mise en compétition entre salariés – « diviser pour mieux régner ».
Que ce soit à Saran ou à Chalon-sur-Saône, les responsables syndicaux ne notent strictement aucune amélioration des conditions de travail malgré une couverture médiatique croissante. L’explication repose en partie sur un renouvellement fréquent des salariés, le recours à des jeunes, souvent intérimaires, et une durée de vie moyenne des employés de quatre ans, rendant toute coordination syndicale compliquée.
A Chalon, Alain Jeault voit une autre explication au laisser-faire :
« Le gros problème est qu’il y a des volontés politiques. Les institutions comme l’Inspection du travail ont un peu les mains liées, leurs actions sont entravées par le maire de Chalon-sur-Saône ou notre ministre du Redressement productif. C’est leur bébé, c’est eux qui ont fait venir Amazon à Chalon. Les politiques ne veulent pas savoir ce qui se passe à l’intérieur. Eux, ce qu’ils voient, c’est qu’Amazon est implanté, et que ça fait 300 emplois supplémentaires... »
Personne n’a souhaité répondre à ces accusations ni aux questions. Du côté des pouvoirs publics, la mairie de Chalon n’a pas daigné répondre aux e-mails malgré de multiples relances. Chez Amazon, on est dans le déni des problèmes comme le reflète l’intervention de Romain Voog, président d’Amazon France, au micro de RTL où il est question de « caricature de la réalité » blessante pour les employés.
Contacté, Amazon a finalement proposé de visiter l’intérieur de l’entrepôt de Chalon-sur-Saône après avoir refusé dans un premier temps, mais a refusé de répondre aux différentes déclarations des employés :
« La qualité des conditions de travail et la sécurité de ses salariés font partie des priorités d’Amazon. Amazon veille ainsi à l’environnement de travail, notre entreprise reposant avant tout sur l’intervention d’hommes et de femmes.
Chez Amazon, les salariés sont impliqués dans les améliorations apportées à leur environnement. Chaque année, Amazon investit plusieurs millions d’euros pour l’amélioration de l’environnement de travail des salariés dans ses centres de distribution en France. »
Le Lot en Action, 24 avenue Louis Mazet, 46 500 Gramat. Tél.: 05 65 34 47 16 / [email protected]