Le ministre qui aimait pirates et poissons

Source : Planète sans visa, par Fabrice Nicolino, mis en ligne le 9 mars 2014

 

Ce texte a été publié par Charlie Hebdo le 19 février 2014

(Préambule qui ne figure pas dans le papier de Charlie : j’aime les poissons. Il y a peu, traînant dans les allées du si beau marché de Talensac, à Nantes, j’y ai vu nombre d’étals de poissonniers et de mareyeurs. Quelle beauté rassemblée ! Quelles gueules ! Quelle incroyable variété ! J’ai pensé, je pense que nous ne méritons pas ces animaux de la mer. Nous devrions nous prosterner devant l’offrande, nous devrions prier pour qu’elle puisse durer, et nous poursuivons notre route barbare, étouffant par milliards, réduisant en cendres, c’est-à-dire en poudre, c’est-à-dire en farine. Mais moi, j’aime les poissons.)

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SeashepherdPas mal. Le ministre de la pêche du Sénégal, Haïdar el Ali, fait arraisonner un chalutier industriel russe, et demande un coup de main au pirate de Sea Shepherd Paul Watson pour empêcher le pillage de ses côtes.

Ce mec ne peut pas exister, et pourtant, il est là. Pourquoi un Blanc devient-il ministre d’un pays noir –le Sénégal – avant de passer une alliance avec le pirate des mers Paul Watson ? Avant d’esquisser une pauvre réponse, les faits, plutôt surprenants.

Le 4 janvier dernier, un rafiot sénégalais se rapproche d’un chalutier russe de 120 mètres de long, l’Oleg Naydenov. Un minable patrouilleur face à une usine capable de siphonner 100 tonnes de poissons en une seule journée. L’impensable se produit : les pouilleux montent à bord, et exigent que le géant suive le nain jusqu’au port de Dakar, car il pêche, illégalement,  dans les eaux territoriales du Sénégal. Les Russkofs sont 62 à bord, accompagnés de 20 Bissau-Guinéens, et envoient promener les Blacks, qui se retrouvent séquestrés, après avoir été secoués.

Le face-à-face sur l’eau dure un jour, et après l’envoi de renforts sénégalais à bord d’un deuxième navire, l’Oleg Naydenov accepte de gagner le port militaire de Dakar, où il est mis sous séquestre. Les côtes africaines, razziées depuis des décennies par des flottes industrielles russes, chinoises, coréennes, européennes, n’ont encore jamais vu cela. Pour la première fois, un pays du Sud se donne les moyens de se défendre contre un pillage précisément chiffré par la très officielle Agence américaine pour le développement international (Usaid). Chaque année, le Sénégal perdrait près de 230 millions d’euros à cause de la pêche illégale, somme extravagante qui dépasse de loin le budget de la santé de ce pays fauché.

La crise diplomatique éclate aussitôt et la lourde artillerie poutinienne se met en branle. Mais l’arrogante Russie tombe sur un os qu’elle ne parvient pas à digérer : un certain Haïdar el Ali. Plongeur sous-marin de grande classe, longtemps directeur d’une ONG locale de protection de la nature - l’Océanium - , ce Libanais du Sénégal s’est forgé une légende dans tout le pays en mobilisant notamment les pêcheurs. Parmi les grands classiques, un cinéma itinérant permettant de projeter des images de la vie sous-marine devant des villages côtiers médusés. Les équipes mobilisées par Haïdar ont replanté des dizaines de millions de palétuviers dans les mangroves, récupéré au large un millier de ces putains de filets abandonnés entre deux eaux. Entre autres.

Par une bizarrerie qu’on ne tentera pas de comprendre ici, Haïdar a été nommé en 2012 ministre de l’Écologie d’un gouvernement pour lequel Charlie ne voterait pas, puis ministre de la pêche en 2013. L’arraisonnement en mer de l’Oleg Naydenov, c’est lui. Et c’est lui qui envoie chier les Russes qui le harcèlent au téléphone. Comme si cela ne suffisait pas, Haïdar fait dans la foulée appel au pirate des mers Paul Watson, dont les bateaux de Sea Shepherd (http://www.seashepherd.fr) courent au cul des baleiniers japonais dans l’Antarctique. Watson, poursuivi par les polices du monde entier, met à la disposition du Sénégal un bateau de surveillance côtière et son équipage, pour plusieurs mois. Haïdar : « Si j’ai fait appel à ceux de  Sea Shepherd, c’est parce qu’ils ne se contentent pas de théories et de bla-bla, ils passent à l’action ».

Grosse, très grosse émotion dans tout le Sénégal, où l’on a l’impression d’avoir enfin touché un héros. Dans la foulée, et reprenant presque mot à mot l’argumentaire de Haïdar, Diapa Diop, secrétaire nationale de la pêche artisanale lance : « Il faut créer des aires marines protégées, des repos biologiques pour certaines espèces et revoir les agréments des usines. Si la population n’a plus assez à manger, il faut arrêter d’exporter ! ».

De quelles usines parle-t-elle ? De toutes celles qui poussent derrière les villages de pêcheurs sénégalais. Russes encore, coréennes, chinoises, qui transforment le poisson des piroguiers en farine pour nos porcs et nos poulets. Pour le moment, le bateau russe reste aux mains des Sénégalais, qui exigent un gros dédommagement. On peut penser que Haïdar finira pendu ou noyé dans le port de Dakar, mais en attendant, la classe. Internationale.

On peut lire une épatante biographie : Haïdar el Ali, itinéraire d’un écologiste au Sénégal, par Bernadette Gilbertas, Terre Vivante, 2010 (j’ajoute en complément que c’est un livre passionnant sur un être d’exception, ce qui, par définition, ne court pas les rues)

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