Source : journal Fakir, par Antoine Dumini, mis en ligne le 1er mai 2014
« Ne vous inquiétez pas, votre maladie est prise en charge à 100 %. » Quand mon médecin avait prononcé cette phrase, j’y avais à peine prêté attention, tellement ça me semblait normal. Et puis, j’ai dû faire des piqûres à plus de 1 000 euros l’unité, accumuler les allers-retour en ambulance, enchaîner les traitements, les radios, les scanners, et là, je me suis rendu réellement compte de ce miracle : l’assurance-maladie. J’ai fait des recherches, donc, encore incomplètes (à vous de compléter les paragraphes en jaune) pour comprendre à quels hommes, à quelle histoire, au fond, je dois la vie...
On est en 1914, dans la Somme, et des femmes discutent en lavant leur linge :
Gervaise : Tu la connais l’histoire de Julien ?
Henriette : Non, et alors ?
Gervaise : Le grand Julien, c’est l’mari de la Sophie, celle qui aide à la boulangerie Desmaretz. Un sacré courage qu’il a eu, le Julien... La Sophie, elle était grosse d’au moins huit mois : son quatrième. Elle allait à l’époque sur ses 26 ans. La sage-femme lui a dit comme ça qu’les choses allaient pas comme elles devaient et qu’il faudrait qu’elle voye un médecin. La Sophie, bien sûr, elle a attendu sans rien dire le dernier moment mais ça n’allait vraiment pas du tout. Elle gémissait, elle hurlait, elle s’crispait et rien n’venait. Alors, comme elle allait passer, l’Julien, il a appelé l’médecin : celui d’Sainte Anne, l’docteur Colin. Il a dit que ce serait difficile, qu’y avait du travail, et que ça coûterait cher. « Combien ? » il a dit Julien – « Dix Louis » – « Ça va, je les ai, nos économies » qu’il a répondu l’Julien. Alors, l’médecin il s’est mis au travail, et la Sophie, elle a accouché d’un gros garçon. Tous les deux, ils vont bien ! Merci !... Mais quand l’Docteur, il a réclamé ses dix Louis : « J’les ai pas, a dit l’Julien. “Regardez ma maison et vous comprendrez !... Seulement, si je vous l’avais dit, vous n’auriez jamais aidé ma femme, ni l’petit.” » Furieux, l’docteur a appelé la police : « Ça fait rien, a dit Julien, j’préfère aller en prison et garder ma Sophie ! Au moins, y aura quatre orphelins de moins ! » Du coup, y a un voisin qu’a des relations, qu’a demandé au maire. Et le maire, il a dit : « J’paierai la moitié. Le reste, Julien devra l’payer en travaillant ! » Quand il a su ça, le docteur, la honte lui a pris, et il s’est contenté des cinq Louis d’la mairie ! Sacré courage tout de même, l’Julien ! Ah ! C’est pas l’mien qu’aurait fait ça !
Contre cette précarité, les notables bricolent parfois des aides, localement. Ainsi à Châteaubriand dès 1854, où une première « mutuelle » s’efforce de « donner les soins du médecin et les médicaments aux membres participants malades », ainsi que de « leur payer une indemnité pendant la durée de leurs maladies ». à Montceau-lès-Mines, c’est l’industriel Jules Chagot qui fonde, en 1843, une « Caisse de Secours et de Prévoyance ». Sous la IIe République, les vignerons de Demigny, dans le Châlonnais, ainsi que leurs familles, bénéficient de secours en argent en cas de maladie et des soins médicaux gratuits. S’agissait-il alors de philanthropie ? Ou d’un intérêt bien compris ? Ou des deux ? L’historien Joseph Lefort tranche : « Les difficultés toujours croissantes, que suscitent le recrutement et la formation des ouvriers imposent aux concessionnaires d’accorder aux ouvriers la plus grande somme de bien-être possible pour les attirer ou les fixer à leur exploitation. »
« Un pour tous, tous pour un » : reprenant la devise des mousquetaires, le mouvement mutualiste se répand un peu. Et est approuvé jusqu’au sommet de l’État : Napoléon III, en 1852, applaudit un système qui parvient à « réunir les différentes classes de la société, à faire cesser les jalousies qui peuvent exister entre elles, à neutraliser en grande partie le résultat de la misère en faisant concourir le riche volontairement par le superflu de sa fortune et le travailleur par le produit de ses économies à une institution où l’ouvrier laborieux trouve toujours conseil et appui ». Grâce au mutualisme, exploiteurs et exploités sont unis et heureux...
Ainsi porté sur les fonts baptismaux, on comprend que, à la fin du siècle, les partis et syndicats révolutionnaires ne portent pas les mutuelles dans leur cœur.
« Lorsque des syndicats patronaux viennent vanter leur attachement pour les ouvriers et estiment qu’ils sont conscients de leurs devoirs, je dis que c’est une mauvaise plaisanterie », s’emporte à la Chambre, en 1905, le député radical Paul Guieysse. Les socialistes, eux, combattent carrément le mutualisme : Jules Guesde dénonce ainsi « le secours mutuel entre ceux qui n’ont rien parce qu’on leur a tout pris comme le dernier mot de la duperie ». Un « monstre », dénoncent les métallos CGT, une « forme d’association, qui, nul ne l’ignore, sourit beaucoup aux économistes bourgeois », « la mutualité s’aveulit dans la corruption et ne songe pas à se révolter », etc.
La mutualité agace d’autant plus qu’elle exerce un attrait : avec deux millions d’adhérents en 1898, leurs effectifs rendent jaloux une CGT toute juste naissante. Qui, du coup, entre dans l’arène, et lance ses propres mutuelles : d’après l’Office du Travail, en 1910, un syndicat sur 6,5, dans le pays, en a mis un sur pied. Mais on demeure très loin d’un système de protection national. D’autant que, chez tous, mutualistes comme syndicalistes, une chose fait consensus : le refus que l’État intervienne. Par intérêt pour les premiers, par idéologie pour les seconds. Michel Dreyfus, historien, raconte :
« Pour les mutualistes, l’État doit se mêler le moins possible de la protection sociale. Les mutualistes sont réticents devant tout système de protection obligatoire, quel qu’il soit. Cette méfiance est sans doute plus forte chez les mutualistes de base.
De leur côté, la plupart des syndicalistes voient essentiellement en l’État un instrument policier. »
Mais la Grande Guerre va changer la donne. Parce que, d’abord, qui va prendre en charge ces centaines de milliers de blessés, de malades, d’handicapés, d’infirmes revenus des combats ? Par ailleurs, en Alsace et en Lorraine, les travailleurs ont bénéficié de la législation allemande – et il n’est pas question, au moment où ces provinces reviennent à la France, de les priver de ces avantages. Le pays doit s’aligner, par le haut : alors président du Conseil, Alexandre Millerand affirme, en 1919, que la République maintiendra « les avantages sociaux assurés aux ouvriers et aux employés d’Alsace-Lorraine par la législation existante où il faudra puiser les éléments susceptibles d’améliorer nos propres lois et procurer ainsi des avantages nouveaux à l’ensemble des travailleurs français ». Un consensus se fait jour. Avec la CGT, également, qui fait son virage : réunis le 15 décembre 1918, ses délégués exigent que « la société garantisse contre le chômage, l’invalidité, la vieillesse tous les membres de la classe productive par l’Assurance sociale ». Cette position enrage le tout jeune Parti communiste, qui tempête avec dogmatisme contre les « chefs jaunes de la CGT qui, d’accord avec la bourgeoisie, acceptent le versement ouvrier ».
Mais que le Parti se rassure : de projets en contre-projets, de passages au Sénat en retour à l’Assemblée, la loi traîne. Finalement, le 30 avril 1930, les « Assurances sociales » voient le jour. La grande nouveauté, c’est l’obligation d’adhérer. Mais elle ne
suscite aucun enthousiasme populaire.
Le socialiste étienne Antonelli, à l’origine de cette loi, s’étonne :
« Les futurs assurés, leur attitude à eux est très nette, c’est la plus totale et la plus invraisemblable indifférence. J’ai fait des centaines de conférences publiques pour faire connaître le projet d’Assurances sociales. Partout ou presque, nous avons trouvé, comme auditoire, des petits bourgeois, des fonctionnaires, des employés qui venaient sceptiques et l’esprit prévenu par la lecture d’une presse partiale, les véritables intéressés étaient presque toujours absents. »
Malgré la loi, seul un tiers de la population est couvert. Pour les autres, la peur demeure :
« Nous vivions dans la hantise, la peur de la maladie et de l’hospitalisation. Pour opérer mon fils d’une simple appendicite, j’ai dû, en 1938, vendre la moitié de mon petit cheptel. »
« C’était une protection de misère, se souvient Roger Petit. Et encore ! c’était beaucoup plus de l’aumône pour nécessiteux. Peu de gens étaient assurés, les remboursements étaient dérisoires et contraignaient la plupart à l’absence de soins ou aux dettes. »
C’est connu : dans les affres de la guerre, le Conseil National de la Résistance promet, en mars 1944, des « Jours heureux ». Avec notamment « un plan complet de Sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés ».
Mais la surprise, ce n’est pas ce beau programme. C’est qu’il soit partiellement appliqué.
Grâce au rapport de force.
À la Libération, la CGT affiche 5 millions d’adhérents – tandis que le patronat, sali par la collaboration, se fait très discret. Mieux, en octobre 1945, aux élections législatives, le Parti communiste recueille 28 % des suffrages, plus de cinq millions de voix. « Impossible, dira le général de Gaulle dans ses Mémoires, de ne pas entendre la voix profonde du peuple comme on entend la rumeur de la mer. »
Et c’est un ministre communiste, donc, Ambroise Croizat, qui va instaurer une Sécurité sociale... à laquelle le Parti était hostile quinze ans plus tôt ! Le chantier est immense : réunir 1 093 organismes privés en un système unique, cohérent, décentralisé, autour de 138 caisses primaire d’assurance maladie et de 113 caisses d’allocations familiales. Les obstacles ne manquent pas, confirme le cégétiste Henri Reynaud :
« Toutes les difficultés avaient été accumulées devant les nouveaux administrateurs, en majorité désignés par la CGT, pour que les nouvelles Caisses ne soient pas en mesure, à la date fixée, de se substituer sans dommage aux Caisses des Assurances sociales. »
Les compagnies d’assurances privées voient un marché leur échapper : elle multiplient leurs attaques. Avec des relais à l’Assemblée : le député MRP Viatte réclame « la remise en vigueur du principe abandonné le 4 octobre 1945 » : « Il est indispensable de rétablir d’urgence la pluralité des Caisses afin de satisfaire tous les groupements spirituels qui se sont vu spoliés par le nouveau système. »
Mais convaincu du soutien des masses, qu’il peut mobiliser, Ambroise Croizat menace à la tribune : « Le peuple de France n’attend pas. Il ne comprend pas les oppositions à un système qui soulagera sa misère et lui donnera pour la première fois de son histoire le droit légitime de se soigner, d’être tranquille, de vivre enfin dans la dignité. »
Lui s’appuie sur la base pour intimider. Mais aussi pour construire : « La Sécu n’est pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle réclame vos mains ! Rien ne se fera sans vous », avait prévenu le ministre dans un meeting. Et des milliers de mains, oui, se mettent à l’ouvrage, comme le raconte un témoin :
« La Sécu s’est bâtie dans un enthousiasme indescriptible. C’était notre affaire, celle du peuple de France et nous savions qu’elle ressemblerait à tout ce que nous avions imaginé quand nous désespérions au fond des maquis. »
Roger Petit, ancien président de la CPAM de Chambéry confirme :
« Tout était à faire. Un travail de fou, mais l’enthousiasme aidait à gagner. Nous savions que chaque discussion faisait avancer ce à quoi nous avions tous rêvé. Une vraie protection sociale qui débarrasse enfin l’homme des angoisses du lendemain. Se soigner. Pouvoir se soigner sans restreindre, sans compter. Être tranquille socialement, oui, c’est ça... tranquille dans son devenir, dans son futur d’homme. Mais quelle énergie ! Il faudrait dire ces journées passées chez les assureurs privés pour leur arracher ce qui avait été pour eux une source de profits énormes. Ces congés passés à construire des locaux, parfois des modestes baraques de bois, construites planche par planche par les copains. Et tout cela dans un environnement de pressions terribles. Les médecins qui refusaient le conventionnement et la fixation des tarifs en hurlant à “l’étatisation” de la médecine. Les patrons qui n’acceptaient pas de siéger aux côtés de la CGT et nous renvoyaient à “la collectivisation” ou à “Moscou”. Ajoutez à cela la haine des notables de certaines mutuelles qui ne supportaient pas de perdre ce qu’ils appelaient leur “bien”, ou le manque cruel de personnel qui pensait que la Sécu n’allait être qu’un feu de paille... »
Pierre Laroque, premier directeur de la Sécurité sociale, est stupéfait par la rapidité : « Tout a fonctionné à partir de juillet 1946. En dix mois à peine, malgré les oppositions, nous avons pu construire cette énorme structure, alors que les Anglais n’ont pu mettre en application le Plan Beveridge, qui date de 1942, qu’en 1948. »
L’institution est construite, reste à la faire tourner. Non par des experts, des techniciens, des bureaucrates, mais par des « militants de la Sécu ». Roger Boudot, administrateur à Longwy :
« C’est progressivement que j’ai acquis mes compétences. Je suis d’abord dans mon usine. J’ai ma table de travail. (...) Les camarades viennent d’une manière anarchique. Ils se présentent : toc, toc, ils rentrent et puis on discute.
C’était beaucoup de cas et cela a duré beaucoup d’années. Je peux dire que j’étais en contact direct avec les 3 500 camarades de l’usine. Ensuite, je rentrais chez moi et ce n’était pas suffisant. Je demeurais juste en face de l’usine de Senelle. J’avais un contact avec les camarades qui avaient des difficultés des transport et, à dix heures du soir – à la sortie de l’usine – ils savaient que je n’étais pas au lit, alors ils venaient chez moi ! »
Il aura donc toutes ces volontés, mises bout à bout, tous ces errements de l’histoire, pour que je sois soigné. Merci à tous.
On a aussi lu, parce qu’on n’est pas des feignasses :
– René Boudot : le feu sacré. Un ouvrier chrétien du Pays-Haut, 1907-1990, Jean-Marie Moine, Éditions Serpenoise, 1997.
– Marcel Paul, Ambroise Croizat : chemins croisés d’innovation sociale, Michel Etiévent, Éditions GAP, 2008.
– De la charité médiévale à la Sécurité sociale, sous la direction d’André Gueslin et Pierre Guillaume, Éditions Ouvrières, 1992.
– Du paupérisme à la Sécurité sociale 1850-1940, Henri Hatzfeld, Presses Universitaires de Nancy, 2004.
– Montceau-les-Mines : un « laboratoire social » au XIXe siècle, Robert Beaubernard, Éditions de Civry, 1981.
– Liberté, Égalité, Mutualité : mutualisme et syndicalisme 1852-1967, Michel Dreyfus,
Éditions de l’Atelier, 2001.
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