Ça commence dans une cuisine. Les cinq femmes tiennent à peine autour de la table blanche, entre l’évier et le buffet. Difficile de bouger. De toute façon, aucune n’a envie de retirer son blouson. Au 1er étage d’une tour de la porte d’Ivry, au-dessus d’un centre commercial, quelques studios donnant sur un même couloir abritent l’un des trois centres du Planning familial de Paris. Une lycéenne blonde force un sourire mutique quand l’animatrice lui demande de se présenter. Une étudiante de 19 ans, que sa soeur a accompagnée, se concentre sur un ciel sans aspérités. Toutes deux viennent des beaux quartiers. Martine [1], elle, vit près d’ici. Elle a deux enfants, dont un de quatre mois. Se retrouver à cette tablée, ce rendez-vous improvisé avec d’autres femmes qui veulent avorter, ne semble pas la troubler.
Leïla, à peine majeure, est la plus tendue. Elle a déjà vécu un avortement, à l’hôpital, et s’effondre en larmes en le racontant. La lycéenne crispe un peu plus les lèvres, l’étudiante fixe un peu plus la fenêtre. Leïla s’agite, elle ne sait même pas si elle est enceinte en fait. L’animatrice lui propose calmement de faire un test de grossesse et l’accompagne, laissant les autres dans un silence encombré. Quand Leïla revient, son visage s’est éclairé. Elle est bien enceinte, mais elle se souvient maintenant de ce qui l’avait bouleversée, lors de la précédente IVG : c’était d’avoir été examinée par un homme. Pour le reste, l’intervention s’était bien passée. Les autres échangent des sourires en la voyant sécher ses joues, et commencent à poser des questions. Les visages se décrispent.
Premier obstacle : l’accès à l’information
Chaque année en France, 220 000 femmes ont recours à l’IVG (interruption volontaire de grossesse) [2]. Plus d’une femme sur trois avortera dans sa vie. « Pour la plupart, l’accès à l’IVG ne pose aucune difficulté. Pour d’autres, des problèmes déjà bien identifiés demeurent », déplore le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, dans un rapport remis en novembre 2013 à la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem.
Premier obstacle : l’accès à l’information. A commencer par l’information sur la contraception. Les deux tiers des femmes qui ont recours à une IVG sont sous contraceptif régulier, selon les statistiques publiques. Les femmes rencontrées au Planning de Paris mentionnent le plus souvent un oubli de pilule ou un accident de préservatif. L’une est tombée malade, et elle a dû vomir sa pilule, elle ne voit pas d’autres possibilités. La suivante a acheté en pharmacie des préservatifs qui étaient périmés. Une autre n’avait pas encore replacé de stérilet après avoir accouché. D’autres ne supportent pas la pilule, ou n’arrivent pas à prendre celles qui doivent être avalées à heures très fixes.
« Je ne veux pas en parler à mon mec, ni à personne »
Enfin, elles sont plusieurs à recourir à la méthode des températures (qui sert à estimer la date de l’ovulation), ou au retrait, comme 6% des femmes en France, selon une étude de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) de 2007. Voire à n’utiliser aucune méthode contraceptive alors qu’elles ne souhaitent pas être enceintes, comme 3% des femmes en France. Car plus de la moitié des Français croient qu’une femme ne peut pas tomber enceinte si un rapport sexuel a eu lieu pendant ses règles et 64 % qu’il existe des jours sans aucun risque de grossesse simplement identifiables en surveillant son cycle.
La grossesse débute donc dans ce flou – « C’était quand exactement ? Fallait-il mettre le préservatif dès les préliminaires ? Peut-on tomber enceinte en ayant oublié une seule pilule ? ». Les semaines défilent sans savoir vraiment. Et, quand les jeunes femmes se décident à venir, elles ont le regard dans le vide, le rire nerveux, cherchant leurs mots pour en parler, comme si elles les employaient pour la première fois.
Les anti-avortements avancent masqués
Jusqu’ici, elles ont entretenu un silence prudent. Pour certaines, c’est une évidence : « Je ne veux pas en parler à mon mec, ni à personne », « Ma mère, si elle savait pour l’IVG, elle me décapiterait, c’est simple », « Quand ma soeur est tombée enceinte, ma mère ne lui a pas parlé de toute la grossesse », « Mon copain m’a quittée quand il a appris que j’étais enceinte. Je lui ai dit ‘c’est pas grave, je le ferai seule’. Si je le dis à mes parents, ils me chassent. Ils sont très religieux. » Parfois, pourtant, un petit-copain, une amie, un frère ou une sœur, voire une mère patientent pendant le rendez-vous. Ils peuvent y participer, quand ils y sont invités.
« Ce matin, j’ai reçu une jeune femme qui a appelé le numéro recommandé sur un site », raconte une animatrice outrée à ses collègues. « Ils lui ont dit qu’elle aurait de l’argent et un appartement si elle gardait l’enfant ! Avec les alloc’ ! » Celle-là, elles ne l’avaient jamais entendue ici. Elles ne sont plus surprises pour autant. La plupart des femmes qu’elles reçoivent sont passées sur internet avant de venir. Et les sites anti-avortement qui se présentent comme des sites de conseil, sans parti pris, arrivent vite sur les moteurs de recherche, comme ivg.net ou avortement.net, animé par la même association. D’apparence neutre, proposant un n° vert, ces sites tentent en réalité de dissuader les femmes de recourir à l’IVG (lire ici). La plupart des visiteuses ne sont pas dupes. Reste qu’elles ne trouvent pas beaucoup d’autres renseignements.
ivg.gouv.fr ou ivg.net ?
Le gouvernement a bien lancé en septembre 2013, un site dédié, ivg.gouv.fr, mais le Haut Conseil à l’Egalité, quelques mois plus tard, demandait la mise en place d’une équipe pour l’animer. Depuis 1999, en outre, chaque région doit disposer de sa plate-forme téléphonique. Un tiers d’entre elles connaissent des dysfonctionnements, et pas des moindres, liste le Haut Conseil : absence, désactivation ou méconnaissance de la ligne par les professionnels ou le public.
Ce midi, Mona, 19 ans, a pris le RER pour franchir les 20 kilomètres qui la séparent de Paris. Deux jours plus tôt, elle a effectué un test de grossesse. Positif. Dès le lendemain, avec son copain, elle s’est rendue au centre de Protection maternelle et infantile (PMI) près de chez elle. « Le médecin m’a donné des prospectus, alors j’ai été directement au Centre de planification de l’hôpital de Créteil », raconte la jeune fille concentrée, en jean et lunettes. « Il était 16h30, c’était fermé. Je me suis dit que j’allais venir à Paris. C’est un peu galère… » Du coup, aujourd’hui, son copain n’a pas pu venir. Il travaille. Et elle sèche les cours.
Anonymat requis
L’animatrice écoute Mona, et lui explique les deux possibilités qui existent en France pour avorter : l’IVG par aspiration, ou l’IVG médicamenteuse. La première est une intervention chirurgicale brève et se pratique à l’hôpital sous anesthésie locale ou générale. La seconde consiste à prendre un premier cachet chez un médecin, un gynécologue, dans un Centre de Planification, un centre de santé, voire à l’hôpital. Il est ensuite possible de prendre le second cachet chez soi ou à l’hôpital, et d’y rester quelques heures, le temps de la fausse-couche ainsi provoquée. Entre 5 et 7 semaines de grossesse, ce sera forcément à l’hôpital. Et, de 7 à 12 semaines, ce sera forcément par aspiration.
Mona est curieuse, elle sort un stylo pour prendre des notes. L’animatrice lui remet une liste de centres qui pratiquent des échographies à prix raisonnable - pour dater la grossesse - ainsi qu’une liste de médecins et d’hôpitaux parisiens, par type d’IVG. Mona n’a pas encore choisi sa méthode, mais elle note « anonymat » à côté des adresses des établissements qui le permettent. Elle ne veut pas que sa famille soit au courant. Et prendre un cachet à la maison, c’est risqué.
« Nous sommes seuls avec mon mari, tout seul »
C’est ce même besoin de discrétion qui pousse Suzanna à choisir, elle, la maison. La trentenaire est venue à l’heure de sa pause déjeuner rue Vivienne, dans le deuxième centre du Planning familial de Paris. Là, derrière une porte cochère, au fond d’une cours à deux pas de La Bourse, les animatrices reçoivent des femmes qui travaillent dans le quartier, et des jeunes femmes étudiantes ou au chômage. Le téléphone n’arrête pas de sonner. Dès qu’une porte s’ouvre, une nouvelle animatrice en sort, vite remplacée, car les pièces viennent souvent à manquer.
Suzanna a eu des jumeaux il y a un an, mais l’un est mort avant la naissance. Elle est trop bouleversée pour recommencer. Mais la trentenaire vient d’une famille chrétienne, qui « ne comprendrait pas ». Suzanna se tord les doigts : « Nous sommes seuls avec mon mari, tout seul. » Elle craint de prendre le médicament, confie-t-elle en pleurant, parce qu’elle a vu sur internet qu’il était possible que « tout ne soit pas parti ». Mais, « à l’hôpital, pour l’aspiration, il y a des tas de gens qui verraient mon nom », s’inquiète-t-elle encore plus. D’ailleurs, elle va même chercher un centre d’échographie loin de chez elle, « pour ne pas laisser de traces ».
Le prix à payer
Spontanément, la plupart des visiteuses arrivent avec le souhait de pratiquer un avortement médicamenteux à la maison. Par peur du bloc opératoire, par méconnaissance de l’autre solution, par volonté surtout de régler ça toutes seules. Quitte à être isolées, à souffrir de contractions et à parfois beaucoup saigner, mais dans le huis clos du foyer. « Nous recevons pas mal de femmes qui ne prennent même pas les anti-douleur chez elles, comme s’il fallait se punir, souffrir », ajoute une animatrice du Planning. Amandine, ce matin, y voyait un autre avantage, le prix. Elle l’avait lu sur internet : 400 euros minimum pour une aspiration, 200 pour le médicament. Les deux interventions sont entièrement remboursées par la Sécurité sociale depuis le 1er avril 2013, lui apprend l’animatrice.
En 2011, plus de la moitié des IVG sont des IVG médicamenteuses - pratiquées à la maison ou à l’hôpital -, selon une étude de la DRESS. Elles sont en nette augmentation depuis que la loi facilite leur recours. « Au départ, l’IVG médicale, c’était pour redonner aux femmes le pouvoir sur leur corps », rappelle Caroline Rebhi, membre du bureau du Planning familial. « Mais certains médecins et certains hôpitaux ne proposent que le médicament aux femmes qui viennent leur demander conseil. Comme il y a moins de moyens, on ne propose pas forcément d’autre choix ou on les explique mal. »
Un quart des IVG réalisé par 5% des établissements
Parfois, le problème n’est pas l’absence de choix, c’est l’absence de toute possibilité. Plus de 130 établissements de santé pratiquant l’IVG ont été fermés en dix ans. Compte tenu également de la « réduction du nombre de personnel ces dernières années, l’IVG peut être considéré dans certaines structures comme une variable d’ajustement. Ainsi, l’offre s’est progressivement concentrée sur un nombre réduit d’établissements de santé », déplore le Haut Conseil à l’Égalité. Aujourd’hui, 5% des établissements effectuent près d’un quart des IVG, alors que la demande reste stable. « Cette concentration de l’offre entraîne un effet de saturation dans les territoires concernés, pouvant conduire pour les femmes à des délais de 15 jours avant d’obtenir la première consultation. »
La Haute Autorité de Santé recommande une prise en charge de l’IVG dans les 5 jours après la première demande. En 2007, seul un quart des IVG ont été pris en charge dans les 6 jours. « Si vous habitez au fin fond de la Seine-et-Marne, c’est pas la peine de penser faire une IVG en une semaine », confirme Caroline Rebhi, du Planning familial, pour l’Île de France. Sans oublier que l’attente est plus longue l’été ou à Noël, « parce qu’il y a moins de personnel et plus de demandes. » Le Haut Conseil constate quant à lui la « difficulté, voire l’impossibilité, de joindre les secrétariats de nombreuses structures hospitalières ou centres médico-sociaux par téléphone ».
Clause de conscience
Il est enfin des établissements qui refusent tout simplement de pratiquer l’avortement. Faute de matériel et de formation, dit-on. Faute de volonté aussi. En effet, si un médecin n’est jamais tenu de pratiquer une IVG - il peut faire valoir sa clause de conscience -, il doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom de praticiens susceptibles de réaliser cette intervention. Ce n’est pas systématiquement fait, constate le Haut Conseil à l’Egalité. Et que faire quand le médecin en question dirige un service d’obstétrique et de gynécologie ?
Depuis la loi de 2001, celui-ci peut refuser de pratiquer lui-même des IVG, mais il a l’obligation d’en organiser la pratique au sein de son service, dans les établissements de santé publics. D’ailleurs, selon la loi, « les établissements publics (...) qui disposent de lits ou de places autorisés en gynécologie-obstétrique ou en chirurgie ne peuvent refuser de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse ». Un établissement de santé privé, quant à lui, sauf s’il participe à l’exécution du service public hospitalier ou s’il a conclu un contrat de concession, et dans la mesure où d’autres établissements répondent au besoin local, peut faire valoir une clause de conscience pour refuser.
« Un service public qui ne satisfait pas à ses obligations »
La difficulté devient maximale quand la patiente est enceinte de 10 à 12 semaines. En Ile-de-France, 40 des 56 établissements interrogés lors d’une enquête universitaire refusent la prise en charge de ces IVG. En Auvergne, c’est 30% des établissements. En Corse, 100%. Les pouvoirs publics restent étonnamment ambigus à ce sujet. Les orientations nationales des Schémas régionaux d’organisation des soins se contentent de recommander la présence a minima d’un établissement de santé en mesure de pratiquer ce type d’IVG par territoire de santé.
Ces territoires, définis par les Agences régionales de santé, peuvent recouvrir un département, voire une région entière. Ce n’est pas ce qu’on appelle un service public de proximité. Le Haut Conseil s’étonne que, « contrairement à la volonté exprimée clairement par le législateur dans la loi de 2001, (...) les refus aient été intégrés par les pouvoirs publics, qui ont alors baissé le niveau d’exigence prévu et ainsi acté un service public qui ne satisfait pas à ses obligations ».
IVG tardif : direction la Hollande
Difficile, dans ce cas, de savoir qui fait quoi. Aucune liste officielle n’existe. Alors, à force d’appeler et d’envoyer des femmes dans les différents établissements, les professionnels du secteur finissent par savoir et actualisent régulièrement leurs données : ici, l’hôpital ne fait aucune IVG, là il ne prend que jusqu’à 10 semaines de grossesse, ailleurs le dernier médecin à pratiquer vient de partir à la retraite…
Porte d’Ivry, au premier étage de la tour, les quatre visiteuses échangent encore des informations dans la cuisine. La salle d’attente s’est vidée. Le téléphone sonne dans l’entrée. Une jeune femme veut prendre rendez-vous pour la visite de contrôle qui est proposée quinze jours après l’avortement. Sa grossesse était trop avancée pour le pratiquer en France. Elle s’est rendue en bus en Hollande, puisque l’Espagne ne fait plus partie des destinations. Elle voudrait venir pour vérifier que tout s’est bien passé.
Elsa Fayner
CC : Silvia Sala (Une) / affiche du Planning familiale / neue ideen