Source : Reporterre, par Marcel Robert, mis en ligne le 27 avril 2014
La gratuité des transports est au coeur du bouleversement nécessaire du système de transport actuel : fondé sur l’automobile, il génère de multiples nuisances et participe fortement au changement climatique. La gratuité du transport en commun serait en fait un déplacement des dépenses publiques consacrées au transport, des autos vers les bus et tramways.
Le système de transport des villes françaises a connu sa dernière révolution il y a une trentaine d’années avec le retour du tramway. L’utilisation des transports en commun a dès lors augmenté sensiblement, mais tout en restant à un niveau faible par rapport à l’écrasante domination de la voiture. En fait, les dernières enquêtes montrent une sorte de statu quo dans les villes françaises : l’automobile stagne, mais à un très haut niveau, les transports en commun progressent très faiblement, comme le vélo d’ailleurs.
Après trente années de retour des transports en commun, il est donc nécessaire de s’interroger sur leur futur. Quel réseau de transports en commun voulons-nous et pour faire quoi ? Si un consensus se fait jour sur la nécessité de développer massivement leur usage tout en réduisant d’autant la place de l’automobile dans notre société, ce qui correspond aux engagements de la France en matière de climat, il paraît nécessaire d’opérer un bouleversement conceptuel de notre système de transport global.
Pour cela, il faut déjà prendre conscience que nous sommes encore largement prisonniers d’un vieux modèle que l’on pourrait résumer comme suit : la voiture est le mode de déplacement "normal", c’est pourquoi on construit et on entretient des centaines de milliers de kilomètres de routes qu’on ne fait pas payer aux automobilistes mais aux contribuables. L’idée sous-jacente, c’est que tout le monde est plus ou moins automobiliste, donc qu’il est "normal" que le contribuable paye au lieu de l’usager des routes.
Dans ce cadre, les transports en commun sont essentiellement un "service" rendu à une certaine partie de la population, à savoir les pauvres et tous ceux qui n’ont pas de voiture. Comme ce service a un coût, il faut le faire payer aux usagers, d’autant plus que c’est justement un service principalement destiné aux "pauvres" qui auront des tarifs préférentiels.
Le problème, c’est que le bus devient essentiellement un transport de "captifs" (les jeunes, les personnes âgées, les chômeurs, etc.) qui passeront à la voiture dès qu’ils le pourront, d’autant plus que l’ensemble du système pousse à cela.
Dans le système de transport actuel, il y a donc un véritable problème, c’est l’automobile individuelle ; le mode le moins efficace et efficient d’un point de vue énergétique et climatique est le mode principal du système de mobilité.
Il faut donc mettre les transports en commun au cœur du système de mobilité, car ils participent à la solution permettant de diminuer drastiquement le nombre de voitures en circulation. Ceci est bon pour l’environnement d’un point de vue global et même bon pour les automobilistes, car le trafic serait plus fluide et la congestion moins importante.
Les automobilistes devraient remercier les usagers des transports en commun
Comme le disait Albert Jacquard, les automobilistes devraient remercier chaque jour les usagers des transports en commun pour toute la place qu’ils libèrent dans les rues et qui leur permet de ne pas être bloqués en permanence dans les embouteillages. Ce remerciement devrait logiquement se traduire par le financement des transports en commun par ces mêmes automobilistes.
Mais les automobilistes s’entassent en ville sur des voies qu’ils ne payent pas en tant qu’automobilistes, mais en tant que contribuables, tout comme les piétons ne possédant pas de voiture les payent également avec leurs impôts. En même temps, on demande aux usagers des transports en commun de payer leur ticket.
Rappelons qu’en ville, 80 à 90 % de l’ensemble de l’argent public affecté au transport va à l’automobile. Les transports en commun ne reçoivent donc qu’environ 10 % des fonds publics destinés au transport.
Par conséquent, il est faux d’utiliser l’argument des déficits publics pour justifier l’absence de politique volontariste en matière de transports en commun. À niveau budgétaire constant, c’est-à-dire sans augmentation des impôts, si l’on affectait à l’automobile ne serait-ce que 50 % de l’argent public destiné au transport, on dégagerait des marges financières considérables pour des transports en commun de qualité, plus nombreux et gratuits.
Il faut donc tout remettre à plat pour envisager un système intégré dans lequel les transports en commun seraient le moteur principal de la mobilité, les autres modes (voiture, vélo, marche, etc.) étant les modes complémentaires. Il faut inverser totalement le système actuel en faisant tomber la voiture de son piédestal pour la mettre à sa juste place de véhicule d’appoint, en particulier en tant que voiture partagée.
Et le seul élément majeur permettant d’envisager cette nécessaire révolution du système de transport tient en un mot : gratuité.
La gratuité des transports en commun urbains vise justement à dynamiter ce vieux modèle en rendant le transport public universel et accessible à tous. Il ne faut pas réfléchir de manière mono-modale, mais en tant que système global de transport permettant aux gens de se déplacer. Et dans ce cadre, le "bon usage" que l’on peut "surconsommer" tient bien dans la pratique d’un mode efficace et efficient sur les plans énergétiques, climatiques et environnementaux. Le "mésusage" (l’usage immodéré ou excessif) est clairement du côté de l’automobile individuelle, un objet qui pèse près d’1,5 tonne pour transporter en moyenne une centaine de kilogrammes.
Avec la gratuité, les transports en commun ne sont plus l’élément anecdotique du système de transport, mais passent au centre. Bien sûr, tout ne se résume pas à la gratuité, celle-ci fait partie d’un ensemble plus vaste basé sur les contraintes à la circulation automobile, le réaménagement de la ville pour les piétons et les vélos, l’accroissement massif de l’offre de transports en commun et le redéploiement général des financements publics depuis l’automobile vers les transports en commun.
Mettre en place la gratuité des transports en commun sera un processus de long terme, car il ne suffit pas de décréter la gratuité et d’attendre que les choses se passent. Pour que la gratuité fonctionne, c’est-à-dire pour qu’elle nous permette d’arriver à ce nouveau modèle de mobilité cohérent avec les engagements internationaux de la France en matière d’émissions de CO2 tout en offrant une meilleur qualité de vie aux citoyens, il faut agir sur l’ensemble du système de transport.
Toutefois, il ne faut pas en tirer la conclusion que l’on ne pourrait rien faire tant que tous les éléments du système ne sont pas sous contrôle. Ce qu’il faut, c’est une sorte de vision partagée en matière de système de transport et se donner ensuite une dizaine d’années pour y parvenir. A partir du moment où la vision est parfaitement définie et acceptée, toutes les pièces du puzzle se mettront en place.
Par contre, il faut prendre conscience d’un élément majeur : cette révolution des transports par la gratuité n’est pas vraiment une option et encore moins une utopie. Si notre société ne prend pas rapidement une décision de ce type, le plus probable tient dans la disparition presque totale des transports en commun à plus ou moins brève échéance.
En effet, en restant dans le cadre actuel du système de mobilité, les transports en commun sont condamnés à péricliter. La seule solution durable des libéraux pour les financer tient dans l’augmentation de leur coût pour les usagers. Car pour eux, il ne saurait être question d’augmenter les impôts et encore moins la participation des entreprises. Les transports en commun sont déjà particulièrement chers, et au-delà d’un certain prix, les gens arrêteront de les prendre. Les transports en commun deviendront donc de moins en moins "rentables" et on fermera les lignes les unes après les autres.
Les transports en commun ont déjà failli disparaître au tournant des années 1970. Rien n’est inéluctable mais rien n’est acquis non plus. Il est plus que jamais nécessaire de changer de modèle.
Source : Courriel à Reporterre.
Marcel Robert est fondateur de Carfree France.
Dessin : Vincent Bergier.
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