Mouammar Kadhafi a-t-il financé Nicolas Sarkozy ? La question, soulevée peu avant la guerre en Libye, vient d’apparaître en toutes lettres dans l’affaire Takieddine. Selon un document consulté par Mediapart, le marchand d’armes Ziad Takieddine, organisateur en 2005 des visites du ministre de l’intérieur et de ses proches en Libye, puis en 2007 du président élu, aurait mis en place les « modalités de financement » de sa campagne présidentielle par le régime de Kadhafi, en lien avec Brice Hortefeux, alors ministre des collectivités locales.
Le 18 octobre 2011, les policiers ont versé au dossier d’instruction une note de synthèse sur laquelle figure une référence à un document baptisé « GEN/ NS V. MEMO DG », qui contient sans les expliciter les initiales du président de la République. Cette note de synthèse a été rédigée et remise aux enquêteurs par un témoin du dossier, Jean-Charles Brisard, ancien membre de l’équipe de campagne d’Edouard Balladur, en 1995, aujourd’hui dirigeant d’une société de renseignements privée. Le document contient aussi les références du compte suisse de la sœur de Jean-François Copé, le patron de l’UMP, dont M. Brisard est un proche.
Mediapart s’est procuré l’intégralité du document « GEN/ NS V. MEMO DG », dont seul le titre apparaît dans la note de synthèse et qui n’a pas été communiqué aux enquêteurs par M. Brisard. Son contenu est explosif. Il s’agit des confessions de Didier Grosskopf, « DG », l’ancien médecin personnel de Ziad Takieddine, qui l’a accompagné à plusieurs reprises en Libye, pour y soigner des membres de la famille Kadhafi. Ces confessions ont été recueillies le 20 décembre 2006, à Lausanne, en Suisse, par M. Brisard.Ci dessous, le verbatim du document « GEN/ NS V. MEMO DG », en respectant sa graphie :
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MEMO DG
SUISSE
20.12.2006
CAMP07
MODALITES FIN CAMPAGNE NS REGLEES LORS DE LA VISITE LIBYE NS + BH 06.10.2005
PLUSIEURS ENTRETIENS PREALABLES ENTRE ZT ET SAIF AL ISLAM
ZT CHARGE DU MONTAGE
ZT INTERV CONTRATS COMM SEC ARMEES ET CARTES ID A PUCES
FIN LIB 50 ME
MONTAGE INCLUT SOC BH PAN + BANQUE SUISSE (ND)
FIN CAMPAGNE TOTALEMENT REGLE
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Le premier volet du document est intitulé « CAMP07 » et concerne la campagne présidentielle de 2007. D’après la note, les « modalités de financement de la campagne » de « NS» ont été « réglées lors de la visite Libye NS + BH » le 6 octobre 2005. Cette visite officielle avait été activement préparée par Ziad Takieddine, comme en attestent ses notes à Claude Guéant, qui figurent au dossier d’instruction.
Contacté lundi 12 mars, M. Hortefeux, actuel vice-président de l’UMP chargé de la cellule « riposte » du parti, a confirmé à Mediapart sa présence en Libye lors de la visite de Nicolas Sarkozy du 6 octobre 2005. Mais il a souligné qu’« il n’a jamais été question de financement politique, ni de près de loin ».
La note « CAMP07 » évoque « plusieurs entretiens préalables » entre « ZT et Saïf Al Islam », l’un des fils du colonel Kadhafi. « ZT » apparaît comme étant « chargé du montage », en marge de ses « interventions » sur des contrats de sécurisation des communications des armées et de fabrication de cartes d’identité à puces. Comme Mediapart l’a déjà souligné, ce premier marché, confié à la société Amesys, a effectivement été signé grâce aux bons offices rémunérés de M. Takieddine.
Selon la note, le financement libyen prévu s’élevait au total à 50 millions d’euros. Et les opérations financières faisaient intervenir personnellement Brice Hortefeux. Le « montage » inclut ainsi une société « BH » au Panama, plus une banque suisse non déterminée. Ce passage se clôt par une phrase sans ambiguïté : « Financement campagne totalement réglé ». Questionné par Mediapart sur cette mystérieuse société panaméenne, M. Hortefeux a déclaré : « Je ne sais même pas ce que c’est. »
« Plus à l’aise pour évoquer l’autre sujet important »
Les soupçons soulevés par cette note sont aujourd’hui confortés par les notes personnelles de Ziad Takieddine, remises par son ex-épouse à la justice, et qui ne sont pas contestées par leur auteur. « Les notes que j’ai établies sur mon ordinateur sur les différents pays, la Syrie, l’Arabie saoudite, la Libye et le Liban, sont réelles et ont été remises par moi-même à M. Guéant, qui en avait besoin pour les remettre au ministre (ndlr, Nicolas Sarkozy), qu’il appelait le patron », a témoigné M. Takieddine, le 12 octobre 2011, devant le juge Renaud Van Ruymbeke.
Le relevé des voyages du marchand d’armes fait apparaître qu’il a effectué onze voyages à Tripoli pour la seule année 2005. Au même moment, il a rédigé une dizaine de notes consacrées à la Libye pour le cabinet de M. Sarkozy, au ministère de l’intérieur. M. Takieddine a notamment préparé la visite officielle du ministre le 6 octobre 2005, celle qui est précisément au cœur de la note « GEN/ NS V. MEMO DG ». Et, selon nos documents, il était présent à Tripoli pour les visites de MM. Guéant, Hortefeux et Sarkozy.
Dans une première note, datée du 6 septembre 2005, et consacrée à un rendez-vous préparatoire de Claude Guéant, l’exposé de M. Takieddine est lourd de sous-entendus : « La visite préparatoire est inhabituelle, écrit-il. Elle doit revêtir un caractère secret. Il sera préférable que CG se déplace seul et que le déplacement s’effectue sans fanfare. L’autre avantage : plus à l’aise pour évoquer l’autre sujet important, de la manière la plus directe…»
Une autre note du 22 septembre 2005, évoque un « tête-à-tête » de Nicolas Sarkozy « avec le Leader », la remise des « CV de NS et BH » à Kadhafi et la négociation de plusieurs marchés de sécurité et d’armement. Ce document contient lui aussi une phrase énigmatique : « Avec le ministre de l’intérieur : jusqu’où ? »
Les policiers ont aussi trouvé parmi les documents de M.Takieddine des lettres de MM. Sarkozy (10 septembre 2005), Guéant (23 septembre 2005), Hortefeux (15 novembre 2005) adressées aux autorités libyennes.
L’homme à l’origine des révélations du mémo « GEN/ NS V. MEMO DG », le neurochirurgien Didier Grosskopf, est un proche de Jean-François Copé. C’est d’ailleurs ce qui l’a conduit au chevet de Ziad Takieddine, grièvement blessé à la tête lors d’un séjour sur l’île Moustique, en avril 2004.
« J’ai reçu un appel sur mon téléphone portable du porte-parole du gouvernement qui était M. Jean-François Copé, a déclaré aux policiers le Dr Grosskopf, en octobre dernier. C’est au titre de médecin et d’ami que M. Copé m’a demandé de m’occuper d’un personnage important, qui avait un problème de santé, à savoir Ziad Takieddine. J’ai accepté cette mission par amitié pour M. Copé. Un personnel de la préfecture m’a conduit à l’aéroport. »
Didier Grosskopf : « Je veux protéger mes intérêts »
Arrivé après l’intervention chirurgicale, M. Grosskopf a organisé « le rapatriement de M. Takieddine » à l’hôpital de la Salpêtrière, puis il s’est chargé de sa convalescence. Par la suite, le neurochirurgien affirme avoir été « sollicité par M. Takieddine pour soigner d’autres malades que lui dans ses relations personnelles ». Il confirme « être allé en Libye pour donner des conseils à des malades », « à la demande de M. Takieddine ».
Ci-dessous, deux billets d'avion d'un déplacement commun à Tripoli de MM. Takieddine et Grosskopf, en juin 2006 :
C’est à l’occasion de ses multiples déplacements à Tripoli, que M. Grosskopf aurait été mis dans la confidence de ce qu’il n’aurait pas dû apprendre.
Questionné le 29 février par Mediapart, M. Grosskopf n’a pas contesté la substance des informations contenues dans le mémo rédigé par M. Brisard. « M. Brisard est un ami, je me suis entretenu plusieurs fois avec lui de ce sujet, il m’a aidé, a-t-il indiqué. Mais ce qu’il dit n’engage que lui. Je ne veux pas être un acteur de cette affaire. Je veux protéger mes intérêts, c’est-à-dire ma femme et mes enfants. A un moment donné, j’ai été suivi. J’ai eu très peur.»
A l’automne 2006, M. Takieddine a brutalement coupé les ponts avec son médecin et a engagé une procédure à son encontre devant le conseil de l’Ordre, pour obtenir un remboursement des honoraires qu’il lui avait versés. C’est au milieu de ce conflit que M. Brisard recueille les confessions du médecin, le 20 décembre 2006. Il l’a revu plusieurs fois. Au moins un autre mémo aurait été rédigé.
« C’est une affaire qui dépasse l’imagination la plus féconde, poursuit le Dr Grosskopf. Je suis désolé comme citoyen par cette affaire. Mais je ne pouvais pas imaginer, en organisant le rapatriement sanitaire de ce monsieur, qu’il s’agissait du plus grand corrupteur de la République. » Le docteur dit en vouloir « au pouvoir » qui l’a entraîné là, mais pas à Jean-François Copé « qui reste un ami ».
Alors qu’il vient de publier un livre, L’Ami encombrant (Editions du Moment), dans lequel il conteste l’existence d’une corruption, M. Takieddine avait déclaré le 11 octobre, à l’émission Complément d’enquête, qui l’enregistrait en caméra cachée : « Je les tiens tous dans ma main ! Je peux tous les faire tomber !». Et à la question de savoir « qui ? », le marchand d’armes avait murmuré « tous ! ».
Le soupçon d’une participation libyenne au financement de Nicolas Sarkozy avait été alimenté par les autorités de Tripoli elles-mêmes il y a un an par les déclarations spectaculaires de Kadhafi et de son fils, Saïf al-Islam. Dès le mois de mars 2011, deux jours avant l’intervention militaire occidentale, ce dernier avait accusé le pouvoir français dans un entretien donné à la chaîne Euronews : « Il faut que Sarkozy rende l'argent qu'il a accepté de la Libye pour financer sa campagne électorale. C'est nous qui avons financé sa campagne, et nous en avons la preuve. Nous sommes prêts à tout révéler. »
« La première chose que l'on demande à ce clown, c'est de rendre l'argent au peuple libyen, avait-il ajouté. Nous lui avons accordé une aide afin qu'il œuvre pour le peuple libyen, mais il nous a déçus. Nous avons tous les détails, les comptes bancaires, les documents, et les opérations de transfert. Nous révélerons tout prochainement. »
Les espèces de Takieddine
Ces déclarations, dans le contexte d’unité nationale d’avant guerre, n’avaient pas provoqué d’interpellations politiques. Pourtant, à elles seules, elles auraient déjà mérité l’ouverture d’une enquête, parlementaire ou judiciaire. L’enquête des juges sur Ziad Takieddine alimente, elle aussi, les mêmes soupçons. L’examen du fonctionnement des sociétés offshore du marchand d’armes faisant apparaître l’existence de commissions occultes d’origine libyenne.
En mars 2011, Ziad Takieddine avait également été interpellé de retour de Tripoli à l’aéroport du Bourget, avec 1,5 million d’euros en espèces sur lui. « J’y étais allé porteur d’un message de Claude Guéant et je l’ai d’ailleurs appelé de là-bas, a-t-il expliqué le 9 novembre au juge Van Ruymbeke. Croyant bien faire, je suis revenu porteur d’une réponse de Kadhafi que, compte tenu des circonstances de mon “accueil” à l’arrivée, je n’ai pas pu livrer. » Lors de son interpellation le 5 mars, il a déclaré sur procès-verbal aux agents des douanes que « c’est le gouvernement libyen » qui lui a « remis les billets de banque». Il avait précisé que cet argent couvrait ses propres honoraires.
Légende photo ci-contre : MM. Hortefeux et Takieddine, en 2005© dr
L’apparition de Brice Hortefeux dans la note « GEN/ NS V. MEMO DG » renvoie aux missions officieuses qu’il a effectuées avant 2007 pour le ministre de l’intérieur. Il a en particulier assuré le contact avec l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui se faisait fort d’ouvrir les portes de plusieurs pays arabes au ministre de l’intérieur. Le marchand d’armes avait d’ailleurs conduit, fin 2003, Brice Hortefeux en Arabie saoudite pour y négocier un important contrat de surveillance des frontières (nom de code : Miksa).
A l'été 2007, Ziad Takieddine a également été l'un des acteurs principaux de la libération des infirmières bulgares par le régime libyen, ouvrant une « nouvelle page » – c'est son expression – des relations franco-libyennes. Mais permettant surtout à la France de dérouler le tapis rouge sous les pas du dictateur, dont on a monté la tente, en décembre 2007, dans les jardins de l'hôtel Marigny, résidence officielle des hôtes de l'Etat.
Plusieurs photos publiées par Mediapart attestent par ailleurs des relations amicales nouées avec M. Takieddine et des visites mutuelles qu’ils se rendaient dans le sud de la France. Des relations favorisées par Thierry Gaubert, un autre ami de Nicolas Sarkozy, impliqué dans la campagne Balladur de 1995. Les policiers avaient intercepté, en septembre dernier, des conversations téléphoniques entre MM. Gaubert et Hortefeux, s’inquiétant de la progression de l’enquête sur M. Takieddine.
De fait, en décembre 2011, Nicola Johnson, l'ex-épouse de M. Takieddine, mettra aussi en cause Brice Hortefeux. Selon son témoignage, l’ancien ministre était venu chercher en 2005 une somme en espèces auprès du marchand d'armes lors d'une visite à son domicile avenue Georges-Mandel, à Paris, en compagnie de Thierry Gaubert. Un témoignage vivement contesté par M. Hortefeux, qui n’a toutefois pas déposé plainte, contrairement à ce qu’il avait annoncé.
Contactés par Mediapart, l’Elysée et Ziad Takieddine n’ont pas donné suite à nos sollicitations.