De la ferme des Mille vaches à l’affairisme du PS

Source : Reporterre, par Fabrice Nicolino, mis en ligne le 10 janvier 2014

Comment est né un projet de ferme usine dans la Somme, à l’impact écologique important et stimulant le déclin de l’agriculture paysanne ? Dans le terreau de l’affairisme qui imprègne la gestion de la région voisine, le Nord-Pas-de-Calais, par le Parti socialiste.


Où l’on pénètre dans un nouveau territoire, le Nord-Pas-de-Calais. Où l’on apprend que Michel Ramery aime faire des chèques à Gervais Martel et Guy Mollet. Où l’on fait la connaissance du grand Hafiz Mammadov.

Quel rapport entre la « ferme des 1000 vaches », prévue dans la Somme (Picardie) et la région voisine du Nord-Pas-de-Calais ? Aucun. Presque aucun. Mais le stade Bollaert de Lens est une sorte de lampe d’Aladin d’où surgissent quantité de génies, dont tous ne sont pas bienfaisants. À moins qu’il ne s’agisse d’une boîte de Pandore, cette jarre où sont enfermés tant de maux de l’humanité ?

Soit un stade de foot impressionnant, dont le nom complet est Bollaert-Delélis. Un assemblage qui renvoie à toute l’histoire politique et sociale de la région. Félix Bollaert le patron, directeur des Houillères du Nord, a lancé l’idée du stade en 1931. Et André Delélis, maire socialiste de Lens de 1966 à 1998, ministre de Mitterrand de 1981 à 1983, mort en 2012, qui sauva in extremis le stade dans les années 70, au moment où fermaient les dernières mines de charbon.

Le stade Bollaert est le centre du monde, en particulier pour les socialistes, au pouvoir depuis quarante ans dans le Nord-Pas-de-Calais, après avoir supplanté le Parti communiste, qui régnait sur la région dans l’après-guerre. Bollaert : 41 229 spectateurs, Lens : 36 728 habitants. Le président socialiste de la région, Daniel Percheron, a failli devenir footballeur professionnel, et ne rate pratiquement aucun match du Racing Club de Lens, faisant au passage des tribunes VIP un lieu de discussion très recherché par tous les gens de pouvoir et d’argent.

Un homme symbolise mieux qu’aucun autre Bollaert et son club : Gervais Martel. Depuis 1988, Martel est le président du Racing Club de Lens, malgré une courte interruption d’un an jusqu’en juillet 2013. Nul ne conteste sa sincérité, ni son obstination à défendre les couleurs Sang et Or, celles du RC Lens. Mais en juillet 2012, après de nombreux échecs sportifs et des pertes financières répétées, il est contraint de partir, laissant les clés au propriétaire qu’il avait lui-même trouvé pour renflouer les caisses : le Crédit Agricole.

Dans les tribunes, qui sont parfois des coulisses, une autre pièce s’écrit. Le 15 octobre 2012, le Conseil régional décide de payer encore une fois. La fois de trop ? Il s’agit de financer la rénovation du stade Bollaert, qui est l’un des neuf stades français retenus pour l’Eurofoot de 2016. Mais de lourds travaux sont nécessaires, et le Crédit Agricole refuse de les payer. Estimés dans un premier temps à cent-onze millions d’euros, ils sont ramenés à quatre-vingt-dix-huit, puis soixante-dix. Par un mouvement de générosité qui fait s’étrangler les opposants de Percheron, le Conseil régional, qui avait déjà engagé vingt-cinq millions, en rajoute onze, qu’il emprunte au Crédit Agricole. Commentaire de deux journalistes très au fait du dossier : « Une collectivité publique peut-elle se substituer à une entreprise privée comme maître d’ouvrage temporaire ? N’est-on pas dans un cas flagrant de ’soutien abusif’, tombant sous le coup de la loi ? » Une chose est en tout cas certaine : le stade Bollaert sera défendu jusqu’au bout par le Conseil régional, c’est-à-dire Percheron, c’est-à-dire le Parti socialiste.

(photo : Daniel Percheron)

Pourquoi ? Parce que Percheron aime le foot et la formidable influence politique qui est la sienne, surtout dans cette région sinistrée économiquement. Mais aussi à cause d’Euralens, vaste projet urbain concernant directement Lens, Liévin, Loos-en-Gohelle. Il s’agit en fait, s’appuyant sur la culture – le fameux musée Louvre-Lens – et le sport – Bollaert –, de dessiner les contours d’une vaste métropole régionale, capable de rivaliser avec Lille, de sortir enfin de deux siècles d’exploitation du charbon.

C’est dans ce contexte de vastes travaux publics qu’éclate en novembre 2011 l’affaire du prêt. Le 17, on apprend que Gervais Martel est en garde-à-vue, sans qu’on sache pourquoi. Au bout de quatre heures, il sort sans être inquiété, mais le 23 janvier 2012, il est de nouveau entendu par la police pendant trente-six heures, qui déboucheront sur une mise en examen pour « recel d’abus de biens sociaux et corruption passive ». En résumé, deux entreprises du BTP ont prêté quatre millions d’euros – deux millions chacune -, courant 2010, à Gervais Martel. La brigade financière de Lille se demande ouvertement s’il ne s’agit pas d’une contrepartie à un document découvert au cours d’une perquisition : un accord sous seing privé accordant le chantier de la rénovation de Bollaert aux deux généreuses entreprises.

Michel Ramery une nuit en garde à vue

Or l’une d’elles n’est autre que Ramery, le promoteur de la « ferme des 1000 vaches ». Son patron, Michel Ramery, a fait l’essentiel de sa belle fortune personnelle – cent vingt millions d’euros en 2012 – grâce aux contrats publics signés dans la région.

Pourquoi ce chèque à Martel ? Dans un communiqué un poil sibyllin, Ramery déclare que le prêt « a été fait dans le respect de l’intérêt social du groupe et mentionné en toute transparence dans [ses] comptes, conformément à la législation ». Au total, Michel Ramery, président du conseil de surveillance de son groupe, sera retenu deux jours et une nuit en garde-à-vue. Et son président du directoire, Philippe Beauchamps, mis en examen pour « recel d’abus de biens sociaux et corruption privée ».

En ce début 2014, l’affaire n’est pas jugée et rien n’indique donc qu’elle se terminera par des condamnations. On ne peut s’empêcher pourtant de s’interroger plus avant sur le climat régional, à fortiori lorsque l’on croise la route d’un certain Guy Mollet. Attention, homonyme ! Il ne s’agit pas de l’ancien président du Conseil de la quatrième République, mort en 1975, mais d’un personnage bien connu de l’inframonde politique nordiste des années 90 et 2000. Ce Guy Mollet-là est un as de la magouille et des carabistouilles, condamné à quatre ans de prison dans l’historique procès contre l’ancien maire d’Hénin-Beaumont, à l’été 2013.

Que n’a-t-il pas fait ? On serait en peine de tout savoir. Corruption, détournement de fonds publics, faux et usage de faux, le tout en association étroite avec un maire alors socialiste, le désormais célèbre Gérard Dalongeville. Mollet n’était pas qu’un intermédiaire véreux entre cette ville martyre et des entreprises crachant au bassinet pour obtenir des contrats publics. Il lui arrivait de se montrer très menaçant, directement ou au travers d’hommes de main. Exemple entre bien d’autres, rapporté par l’indispensable livre de Benoît Collombat et David Servenay (La Fédé : Comment les socialistes ont perdu le Nord, Le Seuil, 2012) : le cas Nicolas Pauchet.

Racketté par Mollet, qui lui réclame 300 000 euros pour pouvoir commercer à Hénin-Beaumont, ce promoteur immobilier se retrouve un soir de janvier 2008 coincé par Mollet et plusieurs sbires, qui le tabassent et le menacent de mort s’il ne paie pas. Il paiera, mais ce ne sera pas la fin de ses aventures.

Quand la police commence à regarder de près le cas Mollet, elle découvre quantité de pistes, qui ne seront pas explorées. Il est par exemple établi que Mollet dispose de plusieurs comptes en banque au Luxembourg et sur l’un d’entre eux, la justice luxembourgeoise, sollicitée, récupère un chèque de 210 000 euros daté du 31 août 2007, signé par…Ramery. Pour quelle raison ? En échange de quelle prestation ? On ne le saura pas, car les enquêteurs, selon Collombat et Servenay, auraient décidé de « boucler leur dossier dans les meilleurs délais », et n’auraient donc pas continué leur investigation. Dommage.

De son côté, Alain Alpern, ancien vice-président Vert de la région Nord-Pas-de-Calais, note à ce sujet sur son blog, très lu : « Combien de marchés Ramery n’a-t-il raflé à Liévin, Béthune ou Lens, sans parler de ceux avec Pas-de-Calais Habitat ! La brigade financière n’a pas creusé cette piste de corruption présumée. (…) À noter que G. Mollet se rendait régulièrement au Luxembourg pour retirer d’importantes sommes en espèces ».

Au même moment, le maire d’Hénin-Beaumont Dalongeville et son âme damnée Guy Mollet tentaient de vendre un bien communal important d’Hénin-Beaumont – l’îlot Carnot – à Ramery, via l’une de ses filiales, Pream. Après bien des cris, les protestations et recours de l’opposition municipale avaient fait capoter le projet, jugé opaque. Il était presque fatal, dans cette ambiance délétère, que naissent quantité de rumeurs. L’une d’elle, répétée par les différents interlocuteurs de Reporterre, dit que le groupe Ramery, serait un financier occulte du Parti socialiste. Mais aucun élément probant n’existe. Et aucun lien entre la vente de l’îlot Carnot et le chèque de 210 000 euros n’a été rapporté.

Photo : L’ilôt Carnot

Mercedes blindée et gardes du corps

En revanche, la saga du RC Lens n’a rien d’un bruit, et elle continue sur les chapeaux de roue. Écarté du club en juillet 2012, Gervais Martel en reprend le contrôle en juillet 2013 grâce à un milliardaire venu d’Azerbaïdjan, Hafiz Mammadov, qui rachète les parts détenues par le Crédit Agricole, trop content de quitter la galère. La réputation d’Hafiz Mammadov est à elle seule un roman. Noir. L’homme, qui semble avoir de solides concurrents, ne se déplace qu’en Mercedes blindée, accompagné d’une petite armée de gardes du corps. Faire fortune, en Asie centrale, dans le pétrole, le gaz et les transports, nécessite de constantes mesures de sécurité.

On pourra regarder avec le sourire - et un brin d’inquiétude -, la vidéo à la gloire de l’Azéri, tournée par le club de Lens, visiblement enchanté par son nouveau patron.

Daniel Percheron, qui a bien entendu longuement rencontré Mammadov en novembre, n’ignore rien de cet arrière-plan préoccupant, mais il a fort à faire lui-même. Bien que méconnu, Percheron est l’un des hommes politiques français les plus puissants. N’a-t-il pas « fait » l’élection si controversée de Martine Aubry à la tête du PS, le 22 novembre 2008 ? À cette époque, le congrès de Reims socialiste s’était achevé sur une pantomime, donnant à Aubry 42 voix d’avance sur Ségolène Royal. Fraudes comprises.

Car la triche électorale durant ce congrès a été amplement documentée par l’enquête du journaliste David Revault d’Allonnes, Petits meurtres entre camarades (éd. Robert Laffont), et pour ce qui concerne le camp Aubry, elle se concentre dans la région Nord-Pas-de-Calais, tenue par Percheron. Dans un entretien au Parisien en septembre 2009, le responsable socialiste Malek Boutih parle de « bourrage d’urnes » et vise explicitement la fédération du Nord.

Idem pour le Pas-de-Calais, selon l’ancienne responsable du Mouvement des jeunes socialistes dans le département, Anne-Sophie Taszarek : « Fausses adresses, inscriptions multiples... Moi-même, je me suis trouvée inscrite dans plusieurs bureaux alors que je n’ai toujours voté qu’à Montigny-en-Gohelle ».

Daniel Percheron ne doit pas trouver beaucoup de temps pour se préoccuper d’une « ferme des 1000 vaches » dans la Somme voisine. D’autant que le fonctionnement même de la région Nord-Pas-de-Calais, dont il est président depuis 2001, exige une attention particulière. Malgré la crise, les effectifs salariés ont augmenté de 25 % entre 2007 et 2011, contre 7 % pour une région réputée gaspilleuse, Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca) (voir le beau site d’infos régional dailynord). Le service de communication ne compte-t-il pas soixante-quinze personnes, dont sept photographes ?

La famille n’est pas oubliée. En avril 2011, on apprend qu’Elvire Percheron, fille de son père et conseillère à son cabinet, va devenir administratrice adjointe – le numéro 3 - du grand musée Louvres-Lens. Les dés sont légèrement pipés, car le jury qui doit décider est constitué de proches de Percheron. Devant le tollé, Percheron recule, et fifille doit patienter. Le poste qui lui était promis disparaît de l’organigramme du musée. Mais papa ne renonce pas.

En novembre 2013, le site dailynord révèle qu’Elvire Percheron vient d’être nommée directrice générale adjointe-, l’un des plus hauts postes du Conseil régional. On n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Encore ne racontera-t-on pas ici la fabuleuse saga du trio socialiste Percheron-Mellick-Kucheida, parti au début des années 70 à la conquête de la région pour le compte de leur parti. Si Percheron est toujours en place – ô combien -, les deux autres sont des morts politiques. Jacques Mellick, ancien ministre, ancien maire de Béthune, a sombré après son faux témoignage dans l’affaire de foot truqué OM-VA. Jean-Pierre Kucheida a été maire de Liévin de 1981 à 2013, et député. Exclu du Parti socialiste en 2012, il a été condamné en 2013 pour abus de biens sociaux et plusieurs enquêtes judiciaires le concernant sont en cours. Ajoutons qu’il a longtemps régné sur une puissante société d’économie mixte, Adevia, maître d’ouvrage délégué des travaux au stade Bollaert. Un stade dont il a toujours fréquenté les tribunes chic, car Kucheida aime profondément le foot.

Nous sommes-nous perdus en route ? Un peu, sans doute, mais pas totalement.

Photo : Michel Ramery

Résumons : Ramery est un géant du BTP. Il est en affaires avec des personnages clés du Nord-Pas-de-Calais, comme Gervais Martel ou Guy Mollet. Daniel Percheron, le grand patron politique de la région, aime sa famille, et le foot. Comme, apparemment, Michel Ramery, qui a volé au secours de Gervais Martel et du stade Bollaert. Comme Nicolas Dumont, le maire d’Abbeville, distante de moins de cent kilomètres du stade ? Stéphane Decayeux, candidat UMP aux municipales d’Abbeville, assure : « Dumont et Percheron sont des copains. Dumont a souvent été vu avec dans les tribunes de Bollaert ». D’autres témoins rapportent la même chose, mais Reporterre n’a pu obtenir aucun témoignage direct. Ce qui ne changerait rien, car l’amour du foot et l’amitié ne sont nullement des délits. Juste des mouvements de l’âme.


L’épisode précédent : Derrière l’usine agricole des Mille vaches, les étranges amitiés du PS

Notre enquête continue demain…

Tous les volets de l’enquête et d’autres informations sont rassemblées dans Le Dossier de la Ferme des Mille Vaches.

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