Au Salon des boulots de merde

Paru dans CQFD n°142 (avril 2016), par Julien Brygo, Olivier Cyran, illustré par Emilie Seto - Mis en ligne par Paco le 06 avril 2016

En pleine mobilisation contre la loi Travail, les employeurs de salariés low-cost tenaient salon à Paris. Tandis que McDonald’s, Carrefour, Sodexo, Monoprix et consorts se pliaient en quatre pour ferrer du chômeur, un coach en « management motivationnel » exhortait les futures recrues à se prendre pour Usain Bolt. Monde du travail, monde de tarés.

C’est une foire de maquignons comme il s’en tient par centaines, mais avec un petit truc en plus qui intrigue : SoJob, le « salon social du recrutement privé ». « Social », la précision a son importance. Depuis le temps que cet adjectif se retourne comme une chaussette pour rhabiller sémantiquement les panards de l’employeur (social, le plan qui te jette à la rue ; social, le dialogue en vertu duquel on ampute tes droits, etc.), il était logique qu’il serve aussi de garniture aux emplois socialement les plus dégradés. SoJob, nous avertit la brochure, « est né d’une nécessité sociale : favoriser la rencontre entre vous, qui exercez ou qui souhaitez exercer dans le privé, et de grandes entreprises à fort potentiel de recrutement venant de secteurs diversifiés : hôtellerie, restauration, artisanat alimentaire, grande distribution, coiffure, esthétique, services à la personne ». Bref, la confrérie des secteurs « sous tension », pourvoyeuse de tâches épanouissantes et de plans de carrière sensationnels, dont la presse déplore régulièrement qu’elle « peine à recruter », s’est donné rendez-vous le 8 mars à l’espace Champerret, à Paris.

« C’est normal que tu complètes par des précaires »

Le timing était bien choisi. SoJob avait lieu la veille de la première journée de mobilisation contre le projet de démembrement du Code du travail, un texte conçu pour délivrer les employeurs de leur « peur d’embaucher [1] » par la gratification de libertés nouvelles pour flexibiliser, précariser, licencier. Un précieux coup de pouce à l’extension des boulots de merde, ceux-là mêmes qui font le miel de SoJob.

Par Emilie Seto. À l’entrée, surprise !, le visiteur tombe nez à nez avec un stand de Force ouvrière (FO). La fédération FGTA de FO, qui regroupe les principaux secteurs du salariat low-cost (restauration, agro-alimentaire, hôtellerie, grande distribution, etc.), parraine le salon parce qu’elle se place « du côté de l’emploi », comme l’annonce le prospectus que nous tend le jeune préposé à l’accueil. Il s’appelle Jean-Baptiste et travaille comme technicien de maintenance chez un industriel breton du légume congelé, où il est aussi délégué syndical. Il nous explique avoir pris sur ses heures de délégation pour œuvrer au bon déroulé du salon. Mais depuis quand est-ce le rôle d’un syndicat d’aider les patrons à faire le plein de précaires ? « Alors, déjà, rectifie-t-il, on aide les salariés en leur permettant de trouver un emploi. Après, si ça se passe pas bien pour eux, ils savent qu’on existe et sont invités à venir nous voir, puisqu’on est le premier syndicat dans ces secteurs. » En somme, FO gagne sur les deux tableaux : il se range ostensiblement du bon côté du manche tout en se positionnant sur un marché stratégique – les galériens du travail – pour recruter non pas une force de travail, mais des adhérents. « On espère tous pour nos enfants qu’ils trouveront mieux dans leur vie qu’un job chez McDo, concède notre syndicaliste de choc, mais il faut aussi se mettre à la place de l’employeur. À certains moments, t’as besoin de vingt salariés, à d’autres seulement de cinq, donc c’est normal que tu complètes par des précaires. »

Avec un petit cochon-tirelire rose siglé FO à la main, cadeau de la maison, on entame le tour des popotes. Justement, voici McDonald’s. Le « premier recruteur privé de France » – 2 500 créations d’emplois annoncées pour 2016, en plus des 40 000 postes en turn-over à renouveler chaque année – a investi dans un stand énorme qui évoque le design coupe-faim de ses fast-foods. Sur le comptoir, des piles de brochures « Apprendre un métier, choisir son avenir », où l’on t’explique que façonner des Big Mac en CDD à deux-cinquièmes de temps, c’est «  un poste idéal pour les jeunes à la recherche d’une première expérience professionnelle » – quand t’es jeune, t’es trop content de gagner des clopinettes – et « pour les personnes cherchant à concilier vie privée et vie professionnelle via un emploi du temps modulable » – je nage dans le graillon aux heures de rush, mais, le reste du temps, je m’éclate dans ma vie privée.

Plus loin, après le stand « Hôtellerie et restauration, cap sur la réussite ! », on tombe sur Sodexo, le mastodonte de la bouffe collective (420 000 emplois dans le monde, dont 34 000 en France). De l’école à la maison de retraite en passant par la caserne, l’entreprise, la prison et l’hôpital, on peut parfaitement passer une vie entière à se nourrir Sodexo. Frites molles et escalope de dinde cartonnée de la maternelle jusqu’à la tombe. « On est un peu déçus, lâche la recruteuse. Une dizaine de CV, c’est tout ce qu’on a eu. Faut dire que c’est la première fois qu’on fait ce salon, y a peut-être eu un problème de communication… » Faut le reconnaître : SoJob fait un peu grise mine avec sa poignée de visiteurs qui déambulent entre les stands sans vraiment s’y arrêter, comme on tâte du bout de l’orteil une mer trop froide.

« C’est comme du mauvais shit, ça te fait mal à la tête »

Il est 16h30, c’est l’heure de la séance de coaching « Comment bien préparer un entretien d’embauche ». Des chaises pliantes ont été disposées à l’attention du public à côté du stand de Speed Jobbing, censé abriter des rencontres coups de foudre entre recruteurs et candidats. Chaussures brillantes comme un sou neuf, petit pull à col moulant et sourire de télévangéliste accroché aux pommettes, Serge Bourbon, 56 ans, est un « formateur spécialisé en ressources humaines et en management motivationnel », ainsi que l’indique la brochure. Devant un public clairsemé d’une trentaine de péquins, moyennement motivationnés pour l’instant, il va droit au but : « Ne pas se préparer à son entretien, c’est manquer de respect à l’employeur. Comment s’y préparer ? En vous initiant aux valeurs de l’entreprise qui accepte de vous recevoir ! La tenue doit être adaptée, il y a des postes qui ne justifient pas de porter le costume et la cravate. Il faut être dans le ton du métier, le ton qui va bien ! Vos gestes doivent être en accord avec ce que vous dites. Faites des essais devant la glace, regardez-vous faire ! Il faut avoir le sourire. Ça se travaille, un sourire ! » On songe au commandement inscrit sur les murs des écoles de travailleuses domestiques aux Philippines : « L’attitude conditionne votre succès [2]. » On songe aussi aux marchands ambulants de croix Vitafor (« la croix bio-magnétique qui fait vraiment des merveilles ! »), leur probité n’aurait pas à souffrir de la comparaison avec les techniques de vente déployées par ce zozo.

S’ensuit une longue variation sur l’un des thèmes les plus éprouvés de la lobotomie managériale : l’allégorie sportive. « Dans un match de boxe, lorsque les deux boxeurs montent sur le ring, il y a un face-à-face, regard contre regard. Celui qui va gagner le combat, c’est celui qui gagne le combat du regard et qui dit : moi, je suis plus fort que toi. Il s’agit de regarder en face son recruteur. Allez-y, affrontez-le, souriez-lui, regardez-le. Moi, j’ai pas envie d’avoir quelqu’un de passif devant moi. Je suis en train de vous proposer le plus beau métier du monde, alors allez-y ! » Sourires incrédules dans l’assistance. « Le plus beau métier du monde », l’expression ici ferait paraître mesurés les gros titres du Rodong Sinmun, l’organe officiel du Parti communiste nord-coréen.

Deux jeunes gars se lèvent en bougonnant. On a juste le temps de les rattraper avant qu’ils décampent du salon. « C’est un guignol, y a pas un mot utile dans ce qu’il raconte, proteste le plus grand. C’est comme du mauvais shit, ça te fait mal à la tête. » Abdel, 20 ans, est venu de Courbevoie sur la recommandation de son conseiller Pôle emploi. «  Il nous a fait perdre notre temps. Je vais pas postuler chez McDo ici, alors que j’en ai un près de chez moi qui recrute tout le temps. J’ai un pote qui y travaille, il a pas gagné le combat du regard ou chais pas quoi, par contre, il est lessivé quand il sort du taf. On est allés sur le stand de Carrefour, ils nous ont proposé de remplir une fiche pour une place de manutentionnaire. Pour un CDD au Smic, ouais. J’ai un bac pro mécanique, c’est ça qui me brancherait, bosser comme mécano, j’ai déjà fait des stages, mais bon, j’ai besoin d’un vrai taf. C’est pas ici que je vais en trouver un. »

« Ayez des yeux de vainqueurs ! »

À la tribune, le moulin à vent continue de mouliner. « En tant que patron d’entreprise, j’ai une philosophie, écoutez-moi bien, mademoiselle. [Il prend à témoin une jeune femme dans le public] Vous allez me marquer ça, mademoiselle : il n’y a pas de mauvais managé, il n’y a que de mauvais managers. C’est-à-dire : je prends la responsabilité de votre échec. On n’est pas des victimes, on est acteurs de sa destinée. Faut assumer ses échecs et quand on les assume on va au bout de sa destinée. Si vous vous dites “je trouve pas de boulot, c’est la faute à la crise”… Attends, elle a bon dos la crise ! Y a toujours des entreprises qui réussissent. Donc pourquoi pas vous ? Un entretien, ça se prépare : deux-trois heures par jour, tous les jours. Vous êtes comme Usain Bolt aux derniers championnats du monde, il n’était pas favori pourtant, et il arrive à gagner d’un centième d’écart. Pourquoi ? Parce qu’il a la rage, quoi, parce qu’il la veut, cette victoire ! Il s’est entraîné comme un malade, comme un malade ! » Vision fugace de la foule en délire et de tes sponsors qui exultent tandis que tu fais le tour d’honneur en brandissant ton contrat de caissier à mi-temps chez Monoprix. «  Si vous êtes là, c’est déjà un premier pas vers la réussite. C’est que vous cherchez un job. Et c’est formidable ! Ayez des yeux de vainqueurs ! Ayez confiance en vous ! Merci à vous. »

Personne ne pense à l’applaudir « comme un malade » pour se foutre de sa gueule. Les derniers spectateurs se dispersent dans un silence maussade. Un peu à l’écart, pourtant, un visage rayonne : c’est celui de Stéphanie, « chef de projet junior » chez Comtigo, l’agence de conseil en com’ organisatrice du salon. Subjuguée par la prestation bourbonienne, elle explose en babillages ravis : «  Ah, c’est notre meilleur intervenant, il est top ! Hyper-pro, hyper-hyper-bien ! »

« Ils testent ta résistance psychologique »

De stand en stand, une jeune femme traîne sa pochette pleine de CV sans cacher son dédain. « Que des boulots de merde… J’ai suivi des études ultra-bouchées, Infocom, raconte-t-elle. J’ai trois diplômes, deux licences et un mastère. Mon rêve, c’était de faire de l’histoire ou de la géographie, ou un métier qui apporte le bonheur. » L’année dernière, elle a décroché un poste d’attachée commerciale au Crédit Agricole. « Quand tu débutes, tu es le larbin. Tu vas faire les tâches pénibles, tu prends les dossiers que personne ne veut, tu es la petite secrétaire. On te demande de faire tes preuves, et en fait, ils testent ta résistance psychologique à leurs ordres. Ils voient si tu te soumets à leur autorité. C’est ce qui fait que tu vas pouvoir durer ou non. »

Affida dit cumuler «  trois handicaps » : « Je suis arabe, je suis une meuf et j’ai une histoire familiale compliquée. Donc c’est trois fois plus dur. » Dotée, comme elle dit, d’un mental de «  killeuse », elle vient de claquer la porte de son taf au Crédit Agricole : « Vu qu’ils sont bardés de juristes, ils connaissent bien les filons pour faire bosser les gens dans la précarité. Moi, ils me renouvelaient mon CDD constamment. Le délai de carence, qui est normalement de six mois entre deux CDD, là-bas, il était de trois semaines. Ils changent le nom du poste et l’adresse de l’agence et, hop, vous repartez avec un énième CDD. J’ai claqué ma dém’ et je suis arrivée à Paris il y a un mois et demi, je vis en coloc’ avec plein de gens déprimés, mais je garde la confiance – il faut ! »

 

Notes

 

[1] Expression lancée par le Premier ministre, Manuel Valls, et le président du Medef, Pierre Gattaz, devenue ensuite un élément de langage constitutif du discours médiatique sur le sujet.

[2] Profession domestique, film photographique de Julien Brygo, CP Production/Le Monde diplomatique, 2013.

 

Origine de cet article : http://cqfd-journal.org/Au-Salon-des-boulots-de-merde

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