C’est un coup de massue pour les opposants au projet de ferme-usine des Mille vaches, à Drucat, dans la Somme. En janvier, après une occupation spectaculaire et réussie, ils se réjouissaient d’avoir obtenu des rendez-vous avec les cabinets des ministres de l’Ecologie et du Logement. Les autorités allaient mettre un frein à ce projet industriel et criticable sur les plans environnemental et agricole.
Las ! Le tribunal administratif d’Amiens a rendu le 12 mars son jugement, suite à l’audience tenue le 17 février. Les opposants - Confédération paysanne, Novissen, L 124, et plus de cent particuliers - demandaient la suspension en référé du permis de construire. Réponse : demande rejetée.
Le permis de construire n’est pas validé - le jugement ne porte pas sur le fond du dossier -, mais les travaux peuvent continuer sur le site, où l’immense bâtiment - 19 500 m2 - se renforce jour après jour.
Les opposants ne cachent pas leur déception. "On a un sentiment d’injustice absolue", dit Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. "On est très déçus", dit Michel Kfoury, président de Novissen. Du côté de l’entreprise Ramery, très importante dans le Nord-Pas-de-Calais, on joue la discrétion : une simple déclaration de Michel Welter, le responsable du projet Mille vaches à la SCEA Côte de la Justice, filiale de Ramery : « Il n’y a pas de quoi fanfaronner mais oui, nous sommes contents de pouvoir continuer à travailler ».
L’avocat des opposants, Me Grégoire Frison, ne revient pas de la décision du tribunal : "Nos moyens étaient très forts, les irrégularités de ce dossier sont extrêmement nombreuses".
Il avançait deux arguments :
il n’y a pas eu d’étude d’impact spécifique au permis de construire, alors qu’il était nécessaire. Les promoteurs du projet se sont contentés de reprendre l’étude d’impact du dossier d’Installation classée pour la protection de l’environnement ;
le projet de méthaniseur bénéficie des avantages des activités agricoles, alors que la société Ramery n’est pas une entreprise agricole et que le méthaniseur traitera aussi des déchets non agricoles.
Arguments non retenus, au motif que le bâtiment n’est pas assez grand pour nécessiter une étude d’impact.
La bataille continue. Les opposants vont probablement décider de porter l’affaire auprès du Conseil d’Etat.
Ils ont le sentiment de justice à deux vitesses, comme le souligne la Confédération paysanne. La plainte déposée à la suite des menaces proférées à l’encontre de Michel Kfoury n’est pas toujours pas instruite, tandis que Laurent Pinatel est convoqué à la gendarmerie d’Abbeville mardi prochain (il avait déjà passé sept heures en garde à vue en novembre pour l’action menée sur le terrain en septembre).
Deux autres recours juridiques sont par ailleurs pendant devant la justice administrative, l’un portant sur d’autres aspects du permis de construire, l’autre sur le dossier d’installation classée.
Il y a aussi de l’espoir du côté de la ministre du Logement, Cécile Duflot, dont les services pourraient peser sur la procédure du permis de construire modificatif.
Et l’action sur le terrain est aussi envisagée. "On ne lâchera rien, dit Laurent Pinatel. S’il faut repartir en action, on repartira. C’est comme pour les OGM : l’action continue des paysans et des citoyens ont permis de remporter des victoires".
Le gouvernement aux pieds de la FNSEA
- Xavier Beulin aux Etats généraux de l’agriculture -
Mais il y aura fort à faire. Car tout semble indique que le gouvernement a choisi le camp de l’agro-industrie et de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), présidé par Xavier Beulin, dirigeant du trust Sofiproteol.
On peut le penser après la tenue le 21 février des États généraux de l’agriculture, auxquels trois ministres de la République ont participé : Stéphane Le Foll (Agriculture), Guillaume Garot (Agroalimentaire), Philippe Martin (Écologie). L’organisateur en chef en était la FNSEA elle-même, aidée du Conseil de l’agriculture française qui regroupe en outre les coopératives du monde agricole, le Crédit Agricole, Groupama, et les chambres d’agriculture.
Xavier Beulin, patron de la FNSEA mais aussi de Sofiprotéol, géant agro-industriel français qui pèse désormais sept milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, avait fait monter les enchères, déclarant par exemple le 14 février 2014 à Saint-Quentin (Aisne) : « Il ne faut pas grand-chose pour mettre des milliers d’agriculteurs dans la rue ; ces États généraux, c’est un peu ceux de la dernière chance. C’était ça ou la chienlit ».
Très conscient des enjeux directement politiques, François Hollande avait de son côté participé le 3 décembre 2013 à la soirée célébrant les trente ans de Sofiprotéol au musée du quai Branly (Paris). Le président français y avait notamment déclaré : « Je suis venu dire ce que la France doit à la filière végétale ». La filière végétale, c’est-à-dire notamment les biocarburants - l’un des fers de lance de Sofiprotéol -, même s’ils sont tenus responsables d’un bout à l’autre de la terre de détruire des terres agricoles, de chasser les petits paysans de leurs terres et d’aggraver la crise climatique.
Cette soirée du 3 décembre a d’évidence marqué une date, car on y a vu l’ancien ministre de l’Agriculture socialiste Henri Nallet, qui a commencé sa carrière comme chargé de mission de la FNSEA, et surtout Anne Lauvergeon, l’ancienne patronne d’Areva. Or Lauvergeon venait de remettre au gouvernement un rapport de prospective appelé Innovation 2030, axé sur sept objectifs, parmi lesquels « les protéines végétales et la chimie verte ». Une priorité qui est exactement celle défendue par la FNSEA, Sofiprotéol et Xavier Beulin.
Dans ces conditions, les États généraux du 21 février ne risquaient guère de contrarier ce qui ressemble chaque jour davantage à une lune de miel. Selon les informations recueillies aux meilleures sources par Reporterre, une sorte de deal a été conclu entre le ministère de l’Agriculture de Stéphane Le Foll et la FNSEA de Beulin. Sur fond de pacte de responsabilité, l’industrie agro-alimentaire s’engagerait à jouer le jeu, y compris en créant des emplois, ce qui est le but central de toutes les politiques gouvernementales.
En échange de quoi ? Les États généraux ont montré avec une grande clarté que la France "socialiste" était prête à donner beaucoup. Dès l’ouverture, Beulin abattait son jeu : « L’agriculture française doit d’urgence retrouver les moyens d’accéder de nouveau au rang des premières puissances mondiales ». Comment ? En obtenant une baisse massive des charges que Le Foll envisage très sérieusement, affirmant en retour que « l’agriculture sera au centre des allégements de charges dans le cadre du pacte de responsabilité ».
"Objectiver le débat sur les OGM"
Allant plus loin encore, Le Foll a laissé entendre une possible évolution au sujet des OGM, jugeant « nécessaire d’objectiver le débat » sur ce sujet emblématique et concluant même : « Comme le président de la République, je suis favorable à une agriculture compétitive et durable et c’est avec vous que je veux la conduire ».
L’hebdomadaire La Marne agricole, qui sert de porte-voix à l’agriculture industrielle, ne cache pas sa joie devant ces annonces et rend compte d’une manière inattendue des États généraux du 21 février. Selon le journaliste Hervé Plagnol, rédacteur-en-chef d’Agrapresse, qui signe le compte-rendu du journal, « Philippe Martin, le ministre de l’Écologie, a fait grand effet aux États généraux de l’agriculture le 21 février en répondant aux souhaits du syndicalisme à vocation générale ».
Martin simplifie tout !
On n’attendait certes pas du ministre de l’Écologie qu’il soit applaudi comme il l’a été par les tenants de l’agro-industrie. Mais il est vrai qu’il y a mis du sien. Parmi les mesures annoncées par Martin, on peut noter :
. une réduction des délais de recours contre les arrêtés d’autorisation des ICPE (installations classées) ;
. des ajustements et adaptations en matière de nitrates « pour éviter des excès dans l’application » des restrictions d’épandage liées aux pentes ;
. aides des agences de l’eau administrées sur une base contractuelle et non plus réglementaire ;
. des autorisations environnementales uniques pour des projets agricoles et alimentaires ;
. d’une façon générale, un assouplissement des règles et contraintes qui, aujourd’hui, limitent les pollutions agricoles.
La philosophie du duo Le Foll-Martin n’est pas difficile à comprendre. Les 500 000 emplois de l’agroalimentaire et ceux de l’agriculture industrielle pèsent beaucoup plus que les interrogations sur les impasses du système.
On dit maintenant que Beulin a fait de la ferme-usine des Mille vaches un symbole. Ou le gouvernement cède et prouve sa « bonne foi ». Ou il bloque le projet, mais dans ces conditions, la discussion sur le pacte de responsabilité tourne court.
Plus que jamais, ce sont deux visions de l’agriculture et de l’avenir qui s’opposent. En résumé, celle de l’industrie et celle des paysans. Celle de la FNSEA et celle de la Confédération paysanne. On sait où va le gouvernement. La balle est dans le camp des écologistes et des citoyens.