Nouvel Obs. 4 avril 2012 par Isabelle Monnin, mis en ligne par Bluboux
L'affaire de Tarnac, instruite depuis plus de trois ans par Thierry Fragnoli, vient de connaître un énième rebondissement : le juge jette l'éponge. Accusé par les avocats des mis en examen d'être partial, il se retire de lui-même, laissant à sa collègue Jeanne Duyé le soin de reprendre les 33 tomes de son instruction sur les détériorations de caténaires qui valent à Julien Coupat et neuf de ses proches d'être mis en examen pour "association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste". Les avocats de la défense reprochent notamment au juge un mail envoyé à des journalistes et rendu public par "le Canard enchaîné" et le chapitre que lui consacre David Dufresne dans son livre "Tarnac, magasin général", paru aux éditions Calmann-Levy le mois dernier. Interview de ce dernier.
Comment analysez-vous cet auto-dessaisissement du juge Fragnoli si près de la fin de son instruction ?
- Pour tout dire, ce dessaisissement est... insaisissable, à première vue. On dirait que Thierry Fragnoli qui me citait le film "Kill Bill" pour comprendre sa démarche, a suivi le scénario jusqu'au bout, quand l'actrice principale, Uma Thurman, renonce à croiser le fer une dernière fois... Il me fait penser à un coureur de quatre fois cent mètres, essoufflé, à bout de sa résistance, à l'approche de la ligne finale, qui se retourne et cherche un partenaire à qui refiler le relais. Sauf que les deux autres juges avec qui Thierry Fragnoli étaient saisis l'ont laissé à son sort depuis un certain temps. Ils ont été ou vont être nommés ailleurs. Et voilà le magistrat principal qui se retrouve plus solitaire que jamais: qui reprendra le flambeau ? Qui terminera les quelques mètres, et ultimes vérifications, qui séparent l'affaire de sa ligne d'arrivée et de la clôture du dossier ? De ce que je sais, Thierry Fragnoli avait commencé à rédiger son ordonnance de renvoi. On ne saura donc pas s'il croyait encore à la qualification de terrorisme dans cette affaire ou non. C'était notre désaccord profond, et, à mes yeux, la seule question qui vaille. Et, à dire vrai, je crois l’individu Fragnoli moins binaire que le juge Fragnoli. L’homme mérite mieux que sa soudaine réputation.
Le chapitre que vous consacrez au juge Fragnoli dans votre livre a été lu par les avocats des mis en examen de Tarnac comme la preuve d"une animosité personnelle de M. Fragnoli" et "d'un parti pris en faveur de la culpabilité" de leurs clients. Aviez-vous ressenti cette animosité personnelle ?
- Je ne parlerai pas d'animosité personnelle, mais d'affaire personnelle. Thierry Fragnoli le reconnait dans mon livre, il avait fait du dossier Tarnac une affaire personnelle avec lui-même; c'est le cas de bien des protagonistes et c'est ce qui la rend si singulière. Fragnoli est un homme qui croit en la raison d’État et en l'intérêt supérieur de la nation. En ce sens, il est formaté "anti-terroriste". On le voit bien dans les affaires récentes, comme dans celle-ci : cette vision est le signe de leur extraordinaire politisation. Mais je crois que Thierry Fragnoli sait mieux que personne que la vengeance est le contraire même de la justice. Sur la question de savoir s'il avait un "parti pris en faveur de la culpabilité", il s'en défend, bien entendu. Les mauvaises langues rapportaient que la liaison permanente que le juge entretenait avec la police anti-terroriste était la cause de son entêtement, qu’il n’avait pas su faire face à la pression, à la poussée des premières heures, comme on me les avait qualifiées, quand le dossier lui était arrivé sur son bureau, avec des rapports de synthèse de police et des PV de surveillance, tous orientés dans le même sens.
Aviez-vous anticipé que votre livre pourrait devenir un enjeu du bras de fer que se livrent les avocats et le juge depuis près de quatre ans ?
- Ce fut une discussion constante avec mon éditrice. Et comme je l'avais dit à Thierry Fragnoli lui-même, dès sa publication, un ouvrage n’appartient plus à son auteur. Il en savait quelque chose, lui qui a fait de "L’Insurrection qui vient", attribué à Julien Coupat et ses amis, l’alpha et l’omega de son instruction. Du reste, on ne peut écrire un livre en s’interrogeant durablement sur ce que les uns et les autres pourraient en tirer. Sinon, on n’écrit rien. Cette histoire, elle n’appartenait pas plus à lui qu’à un autre, qu'à moi, aux avocats aux inculpés. Fragnoli m'avait un jour écrit: "Ce que je vous reproche, David, c’est d’avoir un parti pris. Dans cette affaire, il y a eu des journalistes militants que la vérité des faits intéressait peu et qui, sous couvert de journalisme d’investigation, ont réglé des comptes politiques avec la droite, les flics, les juges – tout ce qu’ils ont toujours détesté." Comment ne pas mettre cette vision en relation avec le fiasco total de ce dossier ? C'est l'une des leçons de Tarnac: née par et dans la médiatisation, avec une police aux ordres d'intérêts politiques plus ou moins flous, l'affaire finit torpillée par et dans les médias...
Comment le dossier peut-il évoluer désormais d'après vous ?
- La course n'est pas finie. Quelqu'un sera obligé de ramasser le foutu bâton. Et d'en faire ce qu'il pourra. De ce que je sais, on ne se bat pas galerie Saint Eloi... Mais il serait cruel, et insuffisant, que seul Thierry Fragnoli soit désigné à la vindicte. D'autres doivent rendre des comptes : la direction centrale du renseignement intérieur, la sous-direction anti-terroriste, les ministres de l'Intérieur et de la Justice successifs, et même l'Elysée qui a joué un rôle certain dans cette affaire. Et puisqu'on y est : on aimerait que la gauche prenne position et ouvre un débat de fond sur la question des us et coutumes de la police anti-terroriste.
Interview de David Dufresne, auteur du livre "Tarnac, magasin général" par Isabelle Monnin
A lire également sur le sujet : l'article paru dans Le Monde, intitulé : Tarnac : le juge se dessaisit de l'affaire
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