Source : Rue89, par
Ils en avaient assez que le maire sortant décide seul : les habitants de ce village de la Drôme ont travaillé pendant des mois à une liste collégiale, et vécu une belle expérience de démocratie participative.
(De Saillans, Drôme) Que ceux qui ne croient plus à la politique aillent donc passer quelques jours dans ce petit coin au sud du Vercors. Ce qui s’y est passé ces derniers mois pourrait bien les faire changer d’avis. Joachim Hirschler, l’un des nouveaux élus de Saillans, rapporte avec délice la remarque d’une habitante : « C’est magnifique : c’est la première fois que je vote avec le sourire. »
Dans ce village de la Drôme, les municipales ont brassé une énergie formidable.
Face au maire sortant, quelques habitants ont lancé l’idée d’une « liste collégiale ». Avec l’envie de changer les choses, de ne pas voter « par dépit », ils se sont lancés dans une nouvelle manière de gérer leur commune, en sollicitant tous leurs voisins.
Une « démocratie participative » pour laquelle ils ont renversé l’organisation pyramidale de la mairie.
Hop, voilà les 1 199 habitants au sommet. Par petits groupes, ils ont imaginé ensemble des dizaines de projets et jusqu’à 250 personnes se sont réunies lors des réunions publiques – soit presque le quart de la population !
Ces deux derniers mois, on ne parlait plus que de politique, au village. Joachim Hirschler :
« A la fin on n’en pouvait plus, il fallait vraiment faire ces élections. »
La Drôme à Saillans, en mars 2014 (Emilie Brouze/Rue89)
Cris de joie à l’annonce des résultats dimanche dernier, dans une salle bondée : la liste collégiale remporte les élections au premier tour avec 56,8% des voix (pour 1 070 inscrits) et 110 bulletins d’écart avec la liste du maire sortant, qui conserve trois sièges.
L’annonce des résultats des élections
Le soir même, les membres de la liste collégiale et ses sympathisants ont bu plus de Clairette de Die que prévu. Il ne reste que des bouteilles de jus de pomme qu’Annie Morin, la première adjointe, a mis de côté pour le conseil municipal du vendredi suivant. Le tout premier.
« Va falloir travailler ensemble, maintenant, pour l’intérêt commun ! », fait remarquer une vieille dame qui promène son caniche près du cimetière. « Les gens attendaient quelque chose de ces élections », sourit Sabine Girard, l’une des élues. Isabelle Raffner, sur la même liste, acquiesce :
« Qu’on gagne ou qu’on perde, il s’est passé un truc. Un réveil des consciences. Des rencontres, du partage. Quoi qu’il arrivait, ça allait changer. »
A Saillans, la vie est habituellement aussi douce que les couleurs des maisons. Sur les façades, du saumon, de la menthe à l’eau ou des nuances de rose. La Drôme qui coule sous le pont de pierre à l’entrée du village est d’un bleu lagon, tout en transparence.
Les habitants affirment qu’il y a dans ce village une énergie hors du commun. Une effervescence qui doit en partie expliquer ce qui s’est déroulé ces dernières semaines. Saillans a connu l’exode rural et ses maisons abandonnées, avant de voir sa population grossir depuis une dizaine d’années. Vincent Beillard, le nouveau maire, installé depuis 2005, fait partie de ces « néo ».
Le village foisonne aussi d’associations (une quarantaine, selon Annie Morin). Comme L’Oignon, lancé en 2011, qui propose des soirées vinyles ou des cours de langues.
Son local, sur la Grande rue, hébergeait autrefois un cercle républicain – L’Union. L’Oignon compte plus d’adhérents que d’habitants.
Confinés dans la vallée, les villageois assurent enfin qu’ils bénéficient d’un microclimat : quand ça souffle à Crest (la commune d’Hervé Mariton, réélu au premier tour), le mistral passe au-dessus des Saillansons.
« Le village est réputé pour être un peu rebelle », s’exalte Michel Gautheron.
« Il y a l’histoire de la supérette, de la carrière ou la fermeture de la gare – on s’était mis sur la voie pour arrêter les trains ! »
L’aventure de « Autrement pour Saillans... tous ensemble » a démarré en juin autour d’un trio de villageois, Fernand Karagiannis, Annie Morin et André Oddon. Ils en avaient marre du coté « chef de village » du maire, François Pégon, qui prenait des décisions sans consulter la population. Ils ont commencé à imaginer une démocratie participative.
Annie, ex-enseignante, raconte que le maire sortant était très attaché au mode électif :
« J’ai dit “x fois” au maire que ça ne fonctionnait plus. De moins en moins de gens assistaient au conseil, les gens se désintéressaient. »
Dans le trio, André Oddon ne tenait pas en place : « Faut faire quelque chose ! »
IIs ont commencé à réfléchir à un projet de gestion municipale alternatif. Leur envie a commencé à s’ébruiter après les grandes vacances, par bouche à oreille.
Un événement a cristallisé le ras-le-bol, en 2010 : le projet d’une supérette qui devait être implantée à la sortie du village. Le maire n’a pas consulté les habitants pour cette décision importante : le supermarché, qui n’était pas accessible à pied depuis le centre, risquait d’affecter les petits commerces.
Un collectif, Pays de Saillans vivant, s’est mobilisé contre le projet, à grand renfort de pétitions, manifestations et courriers. Avec succès : le supermarché a été abandonné.
La bataille du supermarché a fourni l’énergie nécessaire aux débats sur la gestion de la commune : le succès des premières réunions publiques en a surpris plus d’un.
Au début, on ne parlait ni de liste, ni de programme. Il n’y avait qu’une feuille en papier sur la table pour que les intéressés puissent laisser leurs coordonnées.
Le 16 novembre, dans une salle polyvalente remplie (120 têtes, « un événement en soi »), les habitants ont été invités à parler de leur village – une sorte de diagnostic – avant d’avancer des idées.
Huit groupes de travail ont été constitués, encadrés par des animateurs : environnement, vivre ensemble, sport, jeunesse... Tristan Rechid, qui travaille dans un centre social, explique qu’ils ont utilisé les méthodes de l’éducation populaire, avec des gommettes et des post-it :
« On avait ce pari fou : bâtir un programme qui ne sortait pas de la tête d’un élu. On était en posture d’animateurs, à l’écoute, et trente projets ont été définis, initiés par des propositions d’habitants : de petites choses quotidiennes, de l’embellissement aux crottes de chien en passant par la redéfinition du stationnement. »
Pendant cette réunion, les habitants ont beaucoup parlé de lien social, d’écoute et de ce qu’ils pourraient faire pour décloisonner les générations et les groupes.
Les personnes âgées, par exemple, avaient envie d’être intégrées au projet de Maison de l’enfance et de la parentalité, issu de l’ancienne municipalité.
La liste de « Autrement pour Saillans » s’est constituée au début de l’année. Beaucoup d’associatifs et une majorité d’actifs, de 20 à 66 ans. Tout le monde est au même niveau : l’absence de hiérarchie se ressent au niveau de l’animation des réunions.
Ils n’ont jamais parlé de la « politique avec un grand P » et ignorent les penchants de leurs colistiers – le village vote plutôt à gauche. Ils disent se rassembler autour de valeurs communes, mises au propre dans une charte – on retrouve le dialogue, la transparence ou la protection de l’environnement.
« Ça m’a fait plaisir de voir que des gens différents se retrouvaient ensemble, sans aucune cooptation », résume une élue, Dominique Balderanis.
Pour choisir leur tête de liste, ils ont tranché selon les disponibilités de chacun. Tristan Rechid :
« On a essayé de tenir jusqu’au bout pour ne pas avoir une personne désignée. Il y avait “la liste de Pegon” [le maire sortant, ndlr] et “la liste collégiale”.
On a gagné sur ce point : on n’a pas voté pour une personne mais pour un projet. »
Conseil des sages
Durant les réunions publiques, les habitants ont également construit le schéma de fonctionnement de leur municipalité idéale.
« On est même allés jusqu’à se demander si on avait besoin d’un maire », précise Tristan Rechid. Les conseillers municipaux fonctionneront en binôme autour de sept compétences communales. Les indemnités leur seront équitablement réparties, en fonction du temps investi.
Que faire des trois élus de l’opposition ? « On va les intégrer dans notre fonctionnement, leur proposer de travailler selon nos méthodes », précise Vincent Beillard, le nouveau maire.
Une à deux fois par an, la population sera invitée à donner ses idées lors d’assemblées (les « commissions participatives » du schéma). Le reste de l’année, il y aura des petits comités sur des sujets précis, comme le choix du mobilier urbain ou la question des rythmes scolaires. Et s’il faut trancher sur une chose importante, les élus aimeraient organiser des référendums.
Sabine se souvient que beaucoup d’habitants avaient critiqué l’abattage d’arbres centenaires, sous l’ancienne municipalité :
« Peut-être que ce choix était rationnel... Si on avait eu tous les éléments du dossiers, on serait peut-être arrivé au même résultat. On veut prendre des décisions qui paraissent justes. »
Dans ce schéma de fonctionnement, il y aussi un « conseil des sages » : neuf habitants, qui veilleront au respect de la politique participative et en seront les ambassadeurs.
Car les élus veulent partager leurs méthodes, « essaimer » dans d’autres communes.
« Complètement utopiste »
« Quand je suis sortie de la première réunion, je me suis dit que c’était complétement utopiste, qu’on y arriverait jamais », se souvient Sabine Girard, une géographe de 36 ans, attablée à la terrasse du Café des sports.
L’élue continue :
« Je suis quand même revenue et je me suis laissée embarquer par l’énergie du groupe. »
Les plus vieux ont joué un rôle important, juge-t-elle, alors que sa propre génération y croyait mollement.
Toutes ces réunions, ces centaines d’e-mails, cette campagne... Ça n’a pas été « un long fleuve tranquille », raconte Annie.
« Il y avait beaucoup d’interrogations. Parfois, je rentrais et j’avais l’impression de ne pas avancer. Il y avait des frictions, du débat, on savait que ça allait être épuisant mais on est restés. »
Les participants parlent tous d’un mélange d’utopie et de rigueur, de rêve et de travail.
« Arme de discussion massive »
Ce jeudi, le maire et sa première adjointe, fraîchement élus, s’arrêtent toutes les cinq minutes pour dire bonjour, serrer des mains, faire des bises. Vincent porte un T-shirt à message de circonstance : « arme de discussion massive », est-il indiqué sous un haut-parleur.
Plus loin, un homme les interpelle déjà car sa vigne vierge a été prétendûment arrachée par du personnel communal :
« C’est toujours mieux de le dire amicalement plutôt que d’envoyer une lettre avec des photos. »
Les résultats du premier tour sont encore placardés sur la porte en bois de la mairie. Le premier magistrat n’a pas encore récupéré les clés de l’entrée mais les nouveaux élus utilisent une salle au premier étage, pour leur « réunion de pilotage » hebdomadaire, ouverte au public. La première des six ans de mandat.
Comme ils se trouvent à côté de la salle du conseil, plusieurs élus vont jeter un œil. « Ils ont caché Hollande ! », rient-ils en pointant le portrait, posé au fond derrière un buste.
Le maire prend la parole et fait le point sur le pot offert aux employés municipaux ou les travaux de la grande rue.
Ils parlent aussi de l’intercommunalité : les élus ont rencontré plusieurs maires pour parler stratégie :
« C’est vrai que dès qu’on sort de Saillans, on est obligés de rentrer dans le jeu politique. »
A la fin, surprise : le maire reçoit un petit cadeau de ses colistiers qu���il déballe, amusé. Une paire de chaussettes.
« On en avait marre de voir les tiennes trouées. »
Pour Sabine Girard, le pire maintenant serait de décevoir les attentes. Ou s’enliser dans une machine ingouvernable.
Puisque les habitants les ont choisi, ils vont devoir travailler ensemble. Avec Olivier, le secrétaire de mairie, ils sont en train d’étudier les obligations légales pour clarifier l’organisation de la nouvelle municipalité. Sabine Girard craint la routine, aussi :
« Le défi, ça va être aussi de maintenir cette énergie. »
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